Luc 22, 23
Les Apôtres commencèrent à se demander les uns aux autres quel pourrait bien être, parmi eux, celui qui allait faire cela.
Les Apôtres commencèrent à se demander les uns aux autres quel pourrait bien être, parmi eux, celui qui allait faire cela.
Parmi les maladies du corps, il en est qui ne sont point senties par ceux mêmes qui en sont atteints, et ils ont plus de foi aux conjectures des médecins qu'à leur propre insensibilité. Il en est de même pour les maladies de l'âme, celui qui ne se sent point coupable, doit s'en rapporter plus volontiers au témoignage de ceux qui peuvent mieux connaître l'état de son âme.
Quant à Judas, il accomplissait les Écritures avec une pensée criminelle; gardons-nous de le justifier comme ayant été l'instrument de la Providence; écoutons plutôt le Sauveur: «Cependant malheur à l'homme par lequel il sera trahi !»
La participation aux divins mystères ne le fait pas renoncer à son dessein; son crime n'en devient donc que plus monstrueux, et parce qu'il a osé s'approcher des saints mystères avec cette intention criminelle, et parce qu'il les reçoit sans en devenir meilleur, et en restant insensible à la crainte, aussi bien qu'à la reconnaissance et à l'honneur incomparable que le Sauveur lui témoigne.
Après avoir distribué le calice è ses disciples, Notre-Seigneur parle de nouveau de celui qui devait le trahir: «Cependant voici que la main de celui qui me trahit est avec moi à cette table».
Et cependant Jésus ne le désigne pas spécialement, de peur que ce reproche public ne le rende plus audacieux, et il parle en général de celui qui doit le trahir, pour toucher de repentir celui qui se sentira coupable. Il prédit en même temps le châtiment dont le traître sera puni, pour ramener par la perspective du supplice celui que la honte n'a pu fléchir: «Pour ce qui est du Fils de l'homme, il s'en va», etc.
Malheur aussi à l'homme qui s'approche indignement de la table du Seigneur, et qui, à l'exemple de Judas, trahit le Fils de l'homme, en le livrant non pas aux Juifs, mais à des membres souillés par le péché ! Les onze Apôtres savaient bien qu'ils ne méditaient rien contre leur divin Maître; néanmoins ils s'en rapportent plus volontiers à son témoignage, qu'à celui de leur conscience, et la crainte de leur faiblesse leur fait se demander s'ils ne sont pas coupables d'une faute qu'ils ne découvrent point en eux-mêmes: «Et ils commencèrent à se demander les uns aux autres», etc.
Ce n'est pas qu'il n'eût pu se défendre lui-même, mais parce qu'il avait résolu de souffrir la mort pour le salut des hommes.
Il tient ce langage, non seulement pour montrer qu'il connaît l'avenir, mais pour faire ressortir sa grande bonté, qui épuisa tous les moyens propres à détourner Judas de son perfide dessein. C'est ainsi qu'il nous donne l'exemple du zèle avec lequel nous devons poursuivre jusqu'à la fin la conversion des pécheurs. Il veut aussi nous montrer la noire méchanceté de ce traître disciple qui ne rougit point de s'asseoir à la table de son Maître.
Le récit de S. Luc décrit fort bien, malgré sa brièveté, la vive émotion que produisit parmi
les apôtres cette prédiction inattendue. - Quel était celui d'entre eux… On voit par ces détails avec quelle
habileté Judas avait caché son jeu, puisque les soupçons de ses confrères ne paraissent pas s'être portés sur
lui plutôt que sur un autre. - A propos du traître, nous avons à examiner rapidement ici une question qui n'est
ni sans intérêt ni sans difficulté. Il s'agit de savoir s'il assista comme les autres à la cène eucharistique, ou si
son départ du cénacle (Cfr. Joan. 13, 30) eut lieu avant l'institution du divin sacrement de l'autel. La plupart
des Pères (Origène, S. Cyrille, S. Jean Chrysostome, S. Ambroise, S. Léon, S. Cyprien, S. Augustin ; voyez
Corn. a Lapide, in Matth. 26, 20) et des anciens exégètes ou théologiens ont admis le premier de ces deux
sentiments. Le second, qui a prévalu de nos jours à tel point que les commentateurs sont presque unanimes à
l'adopter, est loin cependant d'être une création moderne. On peut alléguer en sa faveur une tradition qui, pour être moins glorieuse que la précédente, n'en a pas moins une valeur réelle, spécialement sur un point qui
n'intéresse d'une manière directe ni la foi ni les mœurs. Tatien, Ammonius, S. Jacques de Nisibe, les
Constitutions Apostoliques, S. Hilaire, excluaient déjà Judas Iscariote du banquet eucharistique.
Théophylacte assure que, de son temps, plusieurs partageaient cette opinion. Plus tard elle a été soutenue par
Rupert de Deutz, Pierre Comestor, le pape Innocent III, Turrianus, Salmeron, Barradius, Lamy, etc. Pour
qu'une telle dissidence se soit produite, il faut assurément que le texte évangélique présente une certaine
obscurité. Nous avons donc à comparer entre eux les divers récits pour voir s'ils favorisent une opinion plutôt
qu'une autre. D'après S. Matthieu (26, 21-30) et S. Marc (14, 18-26), Jésus célébra d'abord la Pâque à la
façon des Juifs ; puis, avant de passer à l'institution de la sainte Eucharistie, il prédit à ses disciples que l'un
d'eux le trahirait. Judas lui demanda comme les autres : Est-ce moi Seigneur ? Et reçut une réponse
affirmative. Alors seulement Notre-Seigneur consacra le pain, le vin, et communia les assistants. Nous avons
vu (vv. 15-23) que S. Luc coordonne les faits d'une autre manière. A la suite du repas légal Jésus institue
l'Eucharistie, qu'il distribue aux convives ; puis il parle du traître qui doit bientôt le livrer à ses ennemis.
Quant à S. Jean (13, 21-30), il a omis, comme l'on sait, la cène eucharistique. Sa rédaction nous montre Jésus
lavant les pieds des apôtres, se troublant, et annonçant qu'il sera prochainement trahi. Le disciple bien-aimé
se penche sur la poitrine du Sauveur et le prie de lui faire connaître le traître ; Jésus le lui indique en donnant
un morceau trempé à Judas, auquel il dit en même temps : Ce que tu fais, fais-le plus vite. Le misérable sort
aussitôt pour consommer son crime. - Il ressort de ce résumé que S. Luc paraît trancher nettement la question
dans le sens de la première opinion, puisqu'il ne place qu'après l'institution de l'Eucharistie la prédiction
relative au traître, laquelle, suivant les trois autres récits, fut prononcée en présence de Judas. Mais 1°
l'autorité des deux premiers évangélistes, dont l'un avait été témoin oculaire, ne contrebalance-t-elle pas celle
du troisième ? 2° Entre le v. 17 et le v. 30 S. Luc semble ne s'être pas préoccupé de suivre rigoureusement
l'ordre chronologique. On dirait qu'il procède par fragments, se bornant à ranger les uns à la suite des autres,
presque sans transition, les divers événements qu'il expose. C'est ainsi que les vv. 17 et 18 nous ont paru
n'être pas à leur place, et nous en dirons tout à l'heure autant des vv. 24-30. D'après cela, nous pouvons croire
qu'il a anticipé, en racontant l'institution de la sainte Eucharistie avant la dénonciation du traître. 3° Selon S.
Jean Jésus, voulant congédier le traître, lui donna une bouchée. Cette bouchée n'était autre chose qu'un petit
morceau d'agneau pascal, que le père de famille présentait quelquefois à un ou à plusieurs convives vers la
fin du repas liturgique (voyez notre commentaire de Joan. 13, 26 et 27). Or la cène légale et la cène
eucharistique ayant été complètement distinctes, de sorte que la seconde commença seulement après que la
première eut été achevée, nous sommes en droit de conclure que Judas reçut la bouchée et quitta la salle du
festin avant la consécration des saintes espèces. 4° Si l'on veut faire appel aux raisons de convenance, il
paraît difficile d'admettre que Jésus ait laissé profaner l'un de ses plus grands mystères dès le premier
moment de son institution. Pour ces divers motifs, que nous avons autrefois développés dans la Revue des
Sciences ecclésiastiques, 2è série, t. 5, p. 528 et ss., nous regardons comme plus probable le sentiment
d'après lequel Judas n'assista pas à la création de la Pâque chrétienne. Cfr. Schegg, Evang. nach Lukas, t. 2,
p. 245 et s.