Jean 1, 2
Il était au commencement auprès de Dieu.
Il était au commencement auprès de Dieu.
Ou bien encore, l'Évangéliste résume les trois propositions qui précèdent dans cette seule proposition: «Il était au commencement avec Dieu». La première de ces propositions nous a appris quand était le Verbe, il était au commencement; la seconde, avec qui il était, avec Dieu; la troisième, ce qu'il était, il était Dieu. Voulant donc démontrer que le Verbe dont il vient de parler est vraiment Dieu, et résumer dans une quatrième proposition les trois qui précèdent: «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu», il ajoute: «Il était au commencement avec Dieu». Demandera-t-on pourquoi l'Évangéliste n'a pas dit: «au commencement était le Verbe de Dieu, et le Verbe de Dieu était avec Dieu, et le Verbe de Dieu était Dieu ?» Nous répondons que pour tout homme qui reconnaît que la vérité est une, il est évident que la manifestation de la vérité, manifestation qui est la sagesse, doit être également une. Or, s'il n'y a qu'une seule vérité et qu'une seule sagesse, la parole qui est l'expression de la vérité, et qui répand la sagesse dans ceux qui sont capables de la recevoir, doit aussi être une. En donnant cette réponse, nous sommes loin de dire que le Verbe n'est pas le Verbe de Dieu, mais nous voulons simplement montrer l'utilité de l'omission du mot Dieu. D'ailleurs, saint Jean lui-même dit dans l'Apocalypse: «Et son nom est le Verbe de Dieu» (Ap 19,13).
Ces paroles: «Et le Verbe était Dieu», m'étonnent, et cette locution inusitée me jette dans le trouble, lorsque je me rappelle que les prophètes ont annoncé un seul Dieu. Mais notre pêcheur calme bientôt ce trouble en donnant la raison d'un si grand mystère; il rapporte tout à un seul Dieu, et fait ainsi disparaître toute idée injurieuse à la divinité, toute pensée d'amoindrissement ou de succession de temps, en ajoutant: «Il était au commencement avec Dieu», avec Dieu qui n'a pas été engendré, et dont il est proclamé seul le Fils unique, qui est Dieu.
Ou bien encore ces paroles: «Au commencement était le Verbe», tout en établissant l'éternité du Verbe, pouvaient laisser croire que la vie du Père avait précédé, ne fût-ce que d'un moment la vie du Fils; saint Jean va au-devant de cette pensée, et se hâte de dire: «Il était dans le commencement avec Dieu», il n'en a jamais été séparé, mais il était toujours Dieu avec Dieu. Ou encore, comme ces paroles: «Et le Verbe était Dieu», pouvaient donner à penser que la divinité du Fils était moindre que celle du Père, il apporte aussitôt un des attributs particuliers de la divinité, c'est-à-dire, l'éternité, en disant: «Il était au commencement avec Dieu; et il fait ensuite connaître quelle a été son oeuvre, en ajoutant: «Toutes choses ont été faites par lui».
Mais pourquoi s'est-il servi du verbe substantif, «il était ?» Pour vous faire comprendre que le Verbe de Dieu, coéternel à Dieu le Père, précède tous les temps.
Ou encore, c'est pour prévenir ce soupçon diabolique qui pouvait en troubler plusieurs, que le Seigneur étant Dieu, s'était déclaré contre son Père (comme l'ont imaginé les fables des païens), et séparé de son Père pour se mettre en opposition avec lui, que l'Évangéliste ajoute: «Il était au commencement avec Dieu», c'est-à-dire, le Verbe de Dieu n'a jamais eu d'existence séparée de celle de Dieu.
23. L’intention principale de Jean l'Evangéliste, nous l’avons dit dans le prologue, est de montrer la divinité du Verbe Incarné. D’où la division de son Evangile en deux parties; il expose d’abord la divinité du Christ — c’est le chapitre — puis la manifeste par ce qu’a fait le Christ dans la chair — c’est le reste de l’Evangile.
Dans ce premier chapitre, il commence par affirmer la divinité du Christ et continue en montrant la manière dont cette divinité s’est fait connaître à nous.
Dans son affirmation de la divinité du Christ, l’Evangéliste traite d’abord du Christ en tant que Dieu, puis de l’Incarnation du Verbe .
Traitant du Christ en tant que Dieu, il en considère, comme on doit le faire en toute réalité, l’être et l’opé ration ou puissance. Il parle d’abord de l’être du Verbe incarné quant à la nature divine, et c’est l’objet de la présente leçon; il parlera ensuite de sa puissance ou de son opération . Pour faire connaître l’être du Verbe quant à la nature divine il le montre sous quatre aspects : quand était-il? DANS LE PRINCIPE. Où était il? ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU. Qu’était il? ET LE VERBE ETAIT DIEU. Comment était-il? IL E TAIT DANS LE PRINCIPE AUPRES DE DiEU. Les deux premiers aspects répondent à la question : existe. t-il? les deux autres à la question : qu’est-il?
24. Il nous faut commencer par voir ce que signifie DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE. Trois points sont ici à examiner avec soin : le sens du terme VERBE, celui de DANS LE PRINCIPE, et enfin celui de toute la proposition.
25. Pour avoir l’intelligence du mot "Verbe", il faut savoir que, selon le Philosophe, ce que disent les paroles est signe de ce qui est dans l’esprit, c’est-à-dire de ce qu’il a éprouvé . L’Ecriture a coutume de donner aux réalités signifiées le nom des signes, et inversement; ainsi l’Apôtre dit la pierre, c’était le Christ s’ensuit nécessairement que ce qui se trouve à l’intérieur de l’esprit, et que nous faisons connaître par notre verbe parole extérieur, est aussi appelé "verbe". Que ce nom de "verbe" convienne en premier lieu à la parole proférée à l’extérieur, ou plutôt à ce que conçoit intérieurement notre esprit, cela n’a pas d’importance pour le moment. Il est clair cependant que le verbe que la parole signifie et qui se trouve à l’intérieur de l’esprit est antérieur au verbe proféré, puisqu’il en est la cause.
Si donc nous voulons savoir ce qu’est dans notre esprit le verbe intérieur, voyons ce que signifie la parole proférée à l’extérieur.
Dans notre intelligence, il y a trois éléments : la puissance intellectuelle elle-même, la forme intentionnelle de la réalité saisie par l’intelligence , qui informe cette intelligence en ayant avec elle le même rapport que la forme intentionnelle de la couleur avec l’œil, et enfin l’opération qui est l’acte d’intelligence. Cependant la parole proférée à l’extérieur ne signifie aucun de ces trois éléments.
Par exemple, celui qui prononce le nom "pierre" n’exprime pas la substance de l’intelligence — ce n’est pas ce qu’il vise; il n’exprime pas la forme intentionnelle qui est ce par quoi l’intelligence saisit la réalité — ce n’est pas non plus ce qu’il veut nommer; enfin, il n’exprime pas davantage l’acte d’intelligence, car celui-ci n’est pas un acte procédant de manière extérieure de celui dont l’intelligence est en acte, mais une action qui demeure en lui-même. On appelle en termes propres "verbe intérieur" ce que forme, par son acte d’intelligence, celui dont l’intelligence est en acte.
Or, selon ses deux opérations, l’intelligence forme deux choses. En effet, selon l’opération que l’on appelle la saisie des indivisibles , elle forme une définition; et selon l’opération par laquelle elle compose et divise, elle forme une énonciation ou quelque chose de ce genre. Ce qui est ainsi formé et exprimé par l’opération de l’intelligence — soit qu’elle définisse, soit qu’elle compose et divise — est signifié par la parole extérieure. C’est pourquoi, pour Aristote, la définition est le contenu intelligible signifié par le nom. C’est donc ce qui est ainsi exprimé, ainsi formé dans l’esprit, qu’on appelle verbe intérieur. Par rapport à l’intelligence, ce n’est pas ce par quoi l’intelligence saisit, mais ce dans quoi elle saisit, parce qu’elle voit, dans ce qu’elle a formé et exprimé, la nature de la réalité qu’elle saisit. Nous avons donc main tenant le sens de ce mot "verbe".
D’après ce que nous venons de dire, nous pouvons comprendre deux choses : que le verbe est toujours quelque chose qui procède de l’intelligence quand celle-ci est en acte, et que le verbe est le contenu intelligible et la similitude de la réalité saisie par l’intelligence. Si donc la réalité saisie par l’intelligence et celui qui intellige sont une seule et même réalité, alors le verbe est le contenu intelligible et la similitude de l’intelligence dont il procède. Mais si ce qui est saisi par l’intelligence est autre que celui qui le saisit par son intelligence, alors le verbe n’est pas le contenu intelligible et la similitude de celui qui intellige, mais de la réalité saisie. Ainsi, ce que l’intelligence saisit de la pierre est seulement la similitude de la pierre; mais quand l’intelligence se saisit elle-même, alors le verbe est le conte nu intelligible et la similitude de l’intelligence. Voilà pourquoi Augustin voit dans l’âme une similitude de la Trinité lorsque l’esprit se saisit lui-même, et non lors qu’il saisit d’autres choses.
Il est donc manifeste que l’on doit reconnaître un verbe à toute réalité douée d’intelligence. En effet, l’acte d’intelligence en lui-même implique que l’intelligence, en saisissant, forme quelque chose; or ce qui est ainsi formé est ce qui est appelé un "verbe"; par conséquent, il faut reconnaître un verbe à tout être dont l’intelligence est en acte.
Or la nature intellectuelle est humaine, angélique et divine. Il y a donc un verbe humain — L’insensé a dit en son cœur : Dieu n’existe pas — ; un verbe angélique, dont le prophète Zacharie a écrit : L’ange qui me parlait me dit... et que manifestent beaucoup d’autres passages de la Sainte Ecriture; enfin le Verbe divin, dont parle la Genèse : Dieu dit : Que la lumière soit Du quel donc de ces verbes l’Evangéliste parle-t-il ici en disant : DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE? Il est manifeste qu’il ne parle ni du verbe humain ni du verbe angélique, parce que ces deux verbes ont l’un et l’autre été faits, puisque le verbe ne précède pas celui qui le dit et que l’homme et l’ange ont une cause et un principe. Mais le Verbe dont parle Jean n’a pas été fait, au contraire tout a été fait par Lui. Si donc ce que dit Jean ne se rapporte pas aux deux premiers, il faut nécessairement l’entendre du troisième, c’est-à-dire du Verbe de Dieu.
26. Or il faut savoir qu’entre le Verbe de Dieu, dont parle ici Jean, et notre verbe, il y a trois différences.
La première, selon Augustin , est que notre verbe est en formation avant d’être formé. En effet, il faut un mouvement de la raison pour parvenir à concevoir le contenu intelligible de la pierre, et de même pour toute autre réalité que nous saisissons par l’intelligence, à l’exception des premiers principes : ceux-ci sont connus naturellement et immédiatement, sans aucun processus de la raison. Donc, aussi longtemps que, raisonnant, l’intelligence discursive est jetée de-ci, de-là, la formation n’est pas encore achevée; elle ne sera achevée que lors que l’intelligence aura conçu parfaitement le contenu intelligible lui-même de la réalité; c’est alors seulement qu’elle possède le verbe comme verbe. Voilà pourquoi il y a une cogitation dans notre esprit, c’est-à-dire ce mouvement de recherche, puis un verbe formé dans une parfaite contemplation de la vérité. Ainsi, notre verbe est en puissance avant d’être en acte; mais le Verbe de Dieu est toujours en acte, aussi le nom de "cogitation" ne lui convient-il pas proprement. Augustin dit à ce sujet : "Nous parlons du Verbe de Dieu pour éviter le mot de "cogitation", afin qu’on ne croie à rien de mouvant en Dieu" Quant à ce que dit Anselme "Pour l’esprit suprême, dire n’est rien d’autre que voir intuitivement en "cogitant", cela a été dit improprement.
27. La seconde différence entre notre verbe et le Verbe divin est que notre verbe est imparfait, alors que le Verbe de Dieu est absolument parfait; en effet, nous ne pouvons exprimer tout ce qui est dans notre esprit par un verbe unique; aussi nous faut-il former de nombreux verbes imparfaits pour exprimer séparément tout ce qui se trouve dans notre connaissance. En Dieu il n’en est pas ainsi : comme Il saisit par l’intelligence et Lui-même et tout ce qu’Il saisit par son essence, dans un seul acte de son intelligence, l’unique Verbe de Dieu exprime tout ce qui est en Dieu, non seulement le Père, mais encore les créatures; autrement il serait imparfait. C’est ce qui fait dire à Augustin "S’il y avait moins dans le Verbe que ne contient la science de Celui qui le prononce, le Verbe serait imparfait. Mais il est manifeste qu’Il est très parfait, donc "Il est unique." Et nous lisons dans le livre de Job : Dieu ne parle qu’une fois, et Il ne répète pas ce qu’Il a dit .
. La troisième différence, c’est que notre verbe n’est pas de même nature que nous, tandis que le Verbe divin est de même nature que Dieu : Il est quelque chose qui subsiste dans la nature divine.
En effet, le contenu intelligible saisi par l’intelligence, et que celle-ci forme à partir d’une réalité, ne possède qu’un être intelligible, dans notre esprit. Or l’acte d’intelligence de l’esprit n’est pas identique à la nature de l’esprit, parce que l’esprit n’est pas son opération. C’est pourquoi le verbe que forme notre intelligence n’appartient pas à l’essence de notre esprit, mais lui est accidentel. Au contraire, en Dieu, l’acte d’intelligence et l’être sont identiques et c’est pourquoi le Verbe de l’intelligence divine n’est pas accidentel mais appartient à sa nature; c’est pourquoi il faut qu’Il soit subsistant, car tout ce qui est dans la nature de Dieu est Dieu. C’est pour cela que Jean Damascène dit que "le Verbe substantiel est Dieu et un être ayant une hypostase, tandis que les autres verbes, les nôtres, sont des qualités de l’âme."
29. D’après ce qui précède, il faut donc affirmer que le mot VERBE, à proprement parler, est toujours pris dans un sens personnel quand il s’agit de Dieu, puisqu’Il ne comporte rien d’autre que ce qui est exprimé par celui dont l’intelligence est en acte.
Il faut dire aussi que le Verbe, en Dieu, est la similitude de Celui dont Il procède; qu’Il est coéternel à Celui dont Il procède, puisqu’Il n’a pas été en formation avant d’être formé mais est toujours en acte; qu’Il est égal au Père, puisqu’Il est parfait et exprime tout l’être du Père; qu’Il est coessentiel et consubstantiel au Père, puisqu’Il subsiste dans sa nature.
De plus, on appelle fils l’être qui, en quelque nature que ce soit, procède d’un autre dont il possède la similitude et la nature. Or le Verbe divin procède du Père dans la similitude de sa nature; Il est donc appelé "Fils", et sa production est une génération.
Voilà maintenant élucidé notre premier point : ce que signifie VERBE.
30. Cependant certaines questions se posent à ce sujet. Ainsi Jean Chrysostome se demande pourquoi Jean l'Evangéliste, sans s’occuper du Père, a commencé aussitôt par le Fils : DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE.
A cette interrogation on peut répondre de deux manières. D’abord, c’est que le Père était connu de tous dans l’Ancien Testament — bien que ce ne fût pas comme Père mais comme Dieu — tandis que le Fils était inconnu; et donc, dans le Nouveau Testament, où il s’agit de la connaissance du Verbe, Jean a commencé par le Fils. On peut dire aussi que c’est parce que le Fils nous conduit à la connaissance du Père : Père, j’ai manifesté ton nom aux hommes que tu m’as donnés . Ainsi, voulant mener les fidèles à la connaissance du Père, Jean, à juste titre, commence par le Fils, ajoutant aussitôt au sujet du Père : ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU.
31. Jean Chrysostome cette autre question puisque le Verbe procède du Père comme un Fils, ainsi que nous l’avons dit, pourquoi Jean parle-t-il du VERBE et non du "Fils"?
Ici encore, deux réponses sont possibles. D’abord, "fils" veut dire engendré et, en entendant parler de génération d’un fils, nous pourrions penser à la génération que nous connaissons, c’est-à-dire la génération matérielle et soumise au changement. Voilà pourquoi Jean ne dit pas "Fils" mais VERBE — terme qui est essentiellement lié à un processus intellectuel — pour qu’on ne comprenne pas cette génération comme matérielle et soumise au changement. Donc, en montrant que le Fils a été produit par Dieu sans qu’il y ait eu aucun changement, l’Evangéliste supprime par l’emploi du mot "Verbe" toute interprétation pernicieuse.
On peut répondre encore que Jean voulait traiter du Verbe en tant qu’Il était venu pour manifester le Père; or le nom de "Verbe" exprime davantage la manifestation comme telle que celui de "Fils"; c’est pourquoi il s’est servi plutôt du nom de "Verbe".
32. La troisième question est d’Augustin Dans le grec, là où le latin porte verbum, il y a logos. Ce mot grec correspond en latin à ratio contenu intelligible et à verbum verbe. Pourquoi donc les traducteurs ont-ils choisi verbum et non ratio, puisque ratio signifie quelque chose d’intrinsèque aussi bien que verbum?
Voici la réponse. Il faut dire que ratio, au sens propre, signifie le concept de l’esprit en tant qu’il est dans l’esprit, même si quelque chose est produit par lui à l’extérieur; au contraire verbum comporte un rapport avec l’extérieur. En disant logos, l’Evangéliste ne voulait pas seulement indiquer le rapport et l’existence du Fils dans le Père, mais encore la puissance opératrice du Fils par laquelle Lui-même fit toutes choses. C’est pour cela que les anciens ont traduit par verbum, mot qui comporte ce rapport à l’extérieur, de préférence à ratio, qui suggère seulement le concept de l’esprit.
33. La quatrième question est d’Origène . La voici en d’assez nombreux passages, l’Ecriture, parlant du Verbe de Dieu, ne dit pas simplement Verbe, mais ajoute de Dieu, en disant : Verbe de Dieu ou du Seigneur. Ainsi elle dit : Le Verbe de Dieu est source de sagesse dans les hauteurs et encore : Et son Nom est : Verbe de Dieu . Pourquoi, alors, parlant ici du Verbe de Dieu, l'Evangéliste n’a-t-il pas dit : DANS LE PRINCIPE ETAIT le "Verbe de Dieu", mais seulement LE VERBE?
II faut répondre ainsi : bien qu’il y ait beaucoup de vérités participées, il n’y a cependant qu’une Vérité absolue qui est vérité par son essence : c’est l'Etre divin lui-même. C’est par cette vérité que tout vrai est vrai. De même, il y a une seule Sagesse absolue, élevée au-dessus de tous, la Sagesse divine, et tous les sages sont sages en participant à cette Sagesse. Et encore, il y a un seul Verbe absolu, et quand on dit que tous ceux qui s’expriment possèdent un verbe, c’est en participant au Verbe absolu qu’ils ont ce verbe. Le Verbe absolu est le Verbe divin qui par Lui-même est le Verbe élevé au-dessus de tous les verbes.
Pour signifier cette suréminence du Verbe divin, Jean nous en parle en Le nommant "le Verbe" sans aucune addition. Et parce que l’usage chez les Grecs, quand ils veulent désigner une réalité séparée et élevée, dans l’être, au-dessus de toutes les autres, est de mettre l’article devant le nom qui signifie cette réalité (les Platoniciens, voulant désigner les substances séparées, par exemple le Bien-en-soi, l’Homme-en-soi, les nommaient avec l’article), l’Evangéliste, voulant faire comprendre la transcendance et l’excellence de ce Verbe par-dessus toutes choses, écrivit le mot Logos avec l’article.
34. Il faut maintenant examiner le sens de l’expression : DANS LE PRINCIPE.
Origène fait remarquer que le terme "principe" a de nombreux sens. En effet le principe introduit un certain ordre dans les autres et donc, partout où il y a ordre, il y a aussi principe. C’est le cas dans la quantité, où l’on parle alors de commencement du parcours et de la longueur, par exemple de la ligne. On trouve aussi un ordre dans le temps, et alors on parle de commencement du temps ou de la durée. On trouve un ordre dans l’enseignement, et là il faut même distinguer deux ordres différents : selon la nature et par rapport à nous Dans ces deux cas il y a principe. Alors qu’avec le temps, dit l’Epître aux Hébreux, vous devriez être devenus des maîtres, vous avez encore besoin qu’on vous enseigne les premiers éléments de la Parole de Dieu . Ainsi, dans l’enseignement de la doctrine chrétienne, le commencement et le principe de notre sagesse selon l’ordre de nature est le Christ en tant que Sagesse et Verbe de Dieu, c’est-à-dire en tant qu’Il est Dieu. Cependant, par rapport à nous, le principe est le Christ en tant que Verbe fait chair, c’est-à-dire dans son Incarnation. Enfin il y a un ordre dans la production d’une réalité. Là, le principe se prend ou bien du côté de ce qui est fait, et ainsi les fondations sont appelées le principe de la maison; ou bien du côté de celui qui fait, et alors il y a trois principes : celui de l’intention, qui est la fin qui meut celui qui agit; l’idée, qui est la forme dans l’esprit de l’artisan, et la source de l’exécution, qui est la puissance à l’œuvre.
Entre ces différentes acceptions du terme "principe", il faut maintenant chercher celle qu’il a ici.
D’abord, "principe" s’entend de la Personne du Fils qui est le principe des créatures en tant que puissance créatrice, et par mode de sagesse, laquelle est l’Idée Dieu des choses qui sont faites. C’est pour quoi l’Apôtre dit : Le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu et le Seigneur, parlant de Lui-même, déclare : Je suis le Principe, moi qui vous parle .
Si l’on entend "principe" en ce sens, l’expression : DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE revient à dire : "Dans le Fils était le Verbe". Le sens est alors : le Verbe est principe; on s’exprime alors de la même manière que quand, on dit que la vie est en Dieu, cette vie qui cependant n’est autre que Dieu même. Cette explication est celle d’Origène .
Selon Jean Chrysostome , l’Evangéliste dit ici DANS LE PRINCIPE pour montrer dès le début de son livre la dignité du Verbe en affirmant qu’Il est le Principe; en effet, de l’avis de tous, le Principe est au sommet de la dignité.
36. Ensuite, on peut considérer que le mot "principe" désigne la Personne du Père parce qu’Il est le Principe, non seulement des créatures, mais encore du Fils. C’est le sens de la parole adressée au Messie Avec toi est le Principe au jour de ta force . Selon cette acception, DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE équivaut à : Dans le Père était le Fils. C’est l’interprétation d’Augustin et aussi d’Origène .
Or on dit que le Fils est dans le Père parce qu’Il est de la même essence que le Père. En effet, puisque le Fils est sa propre essence, partout où est l’essence du Fils, là se trouve le Fils; et puisque l’essence du Fils se trouve dans le Père par leur consubstantialité, il convient que le Fils soit dans le Père, comme Il l’affirme lui-même : Je suis dans le Père et le Père est en moi .
37. Enfin le terme "principe" peut être pris au sens de début de la durée. Notre expression signifie alors : "Au commencement était le Verbe", c’est-à-dire le Verbe existait avant toutes choses, comme l’expose Augustin , et cela indique, comme le disent Basile et Hilaire , l’éternité du Verbe. En effet, dire "Au commencement était le Verbe", c’est montrer que, quel que soit le commencement de durée que l’on considère (qu’il s’agisse du temps des réalités corporelles, du siècle des réalités éternelles, de l’âge du monde entier, ou de n’importe quel commencement de durée imaginé), à ce commencement le Verbe préexistait déjà. Hilaire écrit "Traversez les temps, remontez le cours des siècles, ôtez tous les âges. Mettez ce que vous voudrez comme commencement de vos imaginations : le Verbe existait déjà, et c’est de Lui qu’était tiré ce commencement." La Sainte Ecriture l’enseigne : Le Seigneur m’a possédée au commencement de ses voies, avant de faire quoi que ce soit, dès l’origine . Or ce qui est avant le commencement de la durée est éternel.
38. Ainsi, selon la première interprétation, est affirmée la causalité du Verbe; selon la seconde, sa consubstantialité avec le Père; selon la troisième, sa coéternité.
39. Dans cette expression : LE VERBE ETAIT, il faut remarquer que le temps imparfait du verbe semble convenir au plus haut point pour signifier les réalités éternelles, si nous sommes attentifs au mode des réalités qui sont dans le temps. En effet, par le futur on ne dit pas encore que la réalité est en acte; par le présent au contraire, on dit qu’elle est en acte, mais on n’indique pas qu’elle a été. Quant au passé, il indique que quelque chose a existé et est désormais terminé et a cessé d’être, tandis que l’imparfait indique que quelque chose a été et n’est pas encore terminé ni n’a cessé d’être, mais demeure encore. Aussi, toutes les fois qu’il s’agit d’une réalité éternelle, Jean dit était; s’il parle d’une réalité temporelle, il dit, comme on le verra plus loin, a été, ou fut.
Cependant le temps présent en tant que tel convient par excellence pour désigner l’éternité, parce qu’il indique que la réalité est en acte, ce qui convient toujours aux réalités éternelles. Voilà pourquoi le Seigneur a dit : Je suis celui qui suis , et Augustin remarque que seul est véritablement celui dont l’être ne connaît ni passé ni futur.
40. Il importe aussi de considérer que, d’après la Glose, ce verbe "était" n’est pas pris ici pour signifier le mouvement temporel à la manière des autres verbes, mais pour affirmer l’existence de la réalité, et c’est pourquoi on l’appelle "verbe substantif".
41. On peut se demander pourtant comment le Verbe, engendré par le Père, peut lui être coéternel. En effet, chez les hommes, le fils engendré par un père vient après lui. A cela il faut répondre qu’il y a trois raisons pour lesquelles le principe qui est à l’origine d’une réalité se trouve antérieur à celle-ci par la durée.
En premier lieu, lorsque le principe précède dans le temps l’action par laquelle il produit la réalité dont il est le principe; par exemple, un homme ne se met pas à écrire dès qu’il existe et c’est pourquoi il est antérieur à son écriture.
Ensuite, lorsque l’action comporte une succession. Alors, même si l’action commence à exister avec l’agent, son terme est cependant postérieur à l’agent. Ainsi, dès que du feu est produit ici-bas, il commence à s’élever. Cependant le feu existe avant d’être élevé parce que le mouvement par lequel il s’élève est mesuré par un certain temps.
Le troisième cas est celui où la volonté du principe détermine le début de la durée de ce qui est issu du principe. Il en va ainsi de la créature : le commencement de sa durée est déterminé par la volonté de Dieu; aussi Dieu est-Il antérieur à la créature.
Or aucun de ces cas ne se trouve réalisé dans la génération du Verbe divin. D’abord l’existence en Dieu n’a pu précéder la génération de son Verbe; car, cette génération n’étant rien d’autre qu’une conception intellectuelle, il s’ensuivrait que Dieu aurait eu son intelligence en puissance avant de l’avoir en acte, ce qui est impossible. De même, il n’est pas possible que la génération du Verbe implique une succession, car le Verbe divin aurait été d’abord informe avant d’être formé, comme cela arrive en nous qui formons nos verbes par un mouvement de la raison; or cela est faux, comme on l’a dit. Enfin on ne peut dire que le Père aurait par un acte de volonté fixé un commencement de durée à son Fils, car le Père n’engendre pas son Fils par ia volonté comme le pensent les Ariens, mais par sa nature. En effet Dieu le Père conçoit le Verbe en se saisissant naturellement Lui-même par son intelligence, et c’est pourquoi Dieu le Père n’a pas existé avant le Fils.
Il en va semblablement du feu. Aussitôt qu’il existe le feu a une lumière dont procède — non pas successivement mais immédiatement, non pas par une voont mais naturellement — un éclat ou une splendeur; et donc aussitôt qu’il y a feu, il y a splendeur et c’est pour quoi, si le feu était éternel, sa splendeur lui serait coéternelle. C’est pour cette raison que le Fils est appelé, dans l’Epître aux Hébreux, splendeur du Père : Lui qui est la splendeur de sa gloire . Mais dans cette similitude manque la connaturalité et c’est pourquoi nous appelons le Verbe Fils, bien que pour nos fils à nous manque la coéternité. Nous ne pouvons en effet parvenir à la connaissance des réalités divines qu’au moyen de nombreuses similitudes avec les réalités sensibles, parce qu’une seule ne peut suffire. Le livre du Concile d’Ephèse le dit : "Que le Fils coexiste toujours avec le Père," le mot "splendeur" doit te l’indiquer; le nom de "Verbe" est là pour montrer l’absence de changement dans sa naissance; quant au nom de "Fils", il est là pour faire saisir la consubstantialité"
42. Nous donnons donc au Fils des noms divers pour exprimer de manières diverses sa perfection, perfection qu’un seul nom ne peut traduire. Nous le nommons Fils pour montrer sa connaturalité avec le Père, Image pour montrer qu’Il Lui est absolument semblable, Splendeur pour montrer sa coéternité, Verbe pour montrer sa génération immatérielle.
43. Dans cette seconde affirmation du texte de Jean, il nous faut d’abord chercher le sens des deux mots que l’Evangéliste n’avait pas employés dans la première affirmation : DIEU et AUPRES DE. Nous avons déjà précisé ce qu’est le VERBE de Dieu et ce qu’est le PRINCIPE; poursuivons avec soin en cherchant les significations de DIEU et de AUPRES DE afin de mieux expliquer cette affirmation de Jean.
44. Il faut savoir que le nom DIEU signifie la divinité, mais dans un sujet et une réalité concrète; quant au nom déité, il signifie la divinité abstraitement et d’une manière absolue, et c’est pourquoi il ne peut être employé — en raison même de sa signification naturelle et de sa manière de signifier — pour désigner une Personne divine, mais seulement la nature divine. Au contraire le nom "Dieu" — en raison même de sa signification naturelle et de sa manière de signifier — peut être employé pour désigner n’importe quelle Personne divine, de même que nous utilisons le mot "homme" pour désigner un sujet de l’humanité. Aussi, partout o le sens de la phrase, ou le prédicat, exigent que le nom "Dieu" s’entende d’une Personne, alors certainement il désigne une Personne, comme lorsque nous disons :
"Dieu engendre Dieu". Ainsi, quand l’Evangéliste dit ici AUPRES DE DIEU, parce que auprès de est une préposition signifiant la distinction du Verbe Lui-même, qui cependant ne doit pas être distingué de la nature du Père AUPRES DE qui Il est, mais de la première Personne seulement par relation d’origine, il faut que DIEU ici désigne la Personne du Père. L’Evangéliste donc, lorsqu’il dit DIEU, signifie la Personne du Père.
45. A propos de la préposition auprès de, il faut savoir qu’elle signifie, pour la réalité dont on parle en premier lieu, le fait d’être conjointe à la réalité intro duite indirectement par la préposition. Il en est de même pour la préposition dans, avec cette différence que la préposition dans implique le fait d’être conjoint de l’intérieur, et auprès de le fait l'être conjoint pour ainsi dire de l’extérieur. Ces deux expressions se disent au sujet de Dieu : le Fils est dans le Père et Il est auprès du Père. Le fait d’être conjoint de l’intérieur, pour les Personnes divines, se rapporte à la consubstantialité; le fait d’être conjoint de l’extérieur — qu’on nous permette de parler ainsi, malgré l’impropriété de l’expression "de l’extérieur" quand il s’agit des réalités divines — ne se rapporte qu’à la distinction des Personnes, puisque le Fils ne se distingue du Père que personnellement. Et c’est pourquoi les deux prépositions signifient la consubstantialité dans la nature et la distinction des Personnes : la consubstantialité en tant qu’elles impliquent une certaine conjonction, la distinction des Personnes du fait qu’elles signifient une certaine séparation, comme on l’a dit plus haut
Mais dans désigne principalement la consubstantialité en tant qu’elle implique cette conjonction de l’intérieur, et la distinction des Personnes seulement comme conséquence, toute préposition impliquant un rapport entre deux réalités distinctes. Quant à la préposition auprès de, elle désigne certes la consubstantialité en tant qu’elle implique une certaine conjonction, mais elle désigne plus principalement la distinction des personnes en tant qu’elle implique une conjonction en quelque manière extérieure. Aussi l’Evangéliste, en ce passage, s’est-il servi de préférence de la préposition auprès de pour exprimer la distinction personnelle du Fils à l’égard du Père. Il a dit : ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, c’est-à-dire le Fils auprès du Père comme une personne auprès d’une autre.
46. Cependant il faut savoir que la préposition auprès de implique quatre significations, grâce aux quelles nous repousserons quatre objections.
En effet, cette préposition signifie d’abord, pour celui dont on dit qu’il est auprès de quelque chose, le fait de subsister. En effet on ne peut dire proprement que la blancheur est auprès du corps puisqu’elle ne subsiste pas; mais l’homme étant une réalité subsistante, on dit proprement que l’homme est auprès d’un autre homme. C’est pourquoi on ne peut dire au sens propre qu’une réalité est auprès d’une autre que lorsqu’il s’agit d’une réalité subsistante.
En second lieu, auprès de signifie indirectement l’autorité. En effet, il serait impropre de dire que le roi se trouve auprès du soldat, mais on dira que le soldat se trouve auprès du roi.
En troisième lieu, cette préposition implique une distinction. Il est impropre en effet de dire que quel qu’un se trouve auprès de lui-même, mais un homme est auprès d’un autre.
Enfin, auprès de signifie le fait d’être conjoint et d’être en communion. Quand nous disons de quelqu’un qu’il est auprès d’un autre, nous suggérons entre les deux le fait d’être en communauté.
Ces conditions impliquées par la signification de la préposition auprès de montrent l’à-propos avec lequel l'Evangéliste a joint l’affirmation ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU à la précédente : DANS LE PRIN CIPE ETAIT LE VERBE. En effet, mise à part l’une des trois interprétations de l’affirmation DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE — celle où par "Principe" on entend le Fils —, les deux autres, celle où DANS LE PRINCIPE signifie "avant toutes choses" et celle ou "Principe" est mis pour le Père, donnent lieu chacune à deux objections de la part des hérétiques, soit quatre en tout, auxquelles nous pouvons répondre au moyen de ces quatre conditions impliquées par la préposition
47. Voici la première difficulté : Tu dis que le VERBE ETAIT DANS LE PRINCIPE, c’est-à-dire avant toutes choses; mais avant toutes choses il n’y avait rien; où donc était le Verbe s’Il était avant toutes choses?
Cette objection provient de l’imagination de ceux qui se figurent que tout ce qui existe existe quelque part et dans un lieu. Mais Jean l’exclut en disant AUPRES DE DIEU, expression qui désigne le fait d’être conjoint, selon la dernière des conditions rapportées plus haut. C’est ainsi que l’entend Basile Où donc était le Verbe? L’Evangéliste répond AUPRES DE DIEU, c’est-à-dire non dans quelque lieu, puisqu’il n’est pas possible de L’enfermer dans des limites, mais AUPRES DU Père qui Lui-même n’est ni contenu dans un lieu, ni circonscrit d’aucune manière.
48. La seconde question des hérétiques est la suivante : Tu dis que LE VERBE ETAIT DANS LE PRINCIPE, c’est-à-dire avant toutes choses. Mais ce qui est avant toutes choses ne procède pas de quelque chose; ce Verbe ne procède donc pas d’un autre.
Cette objection est réfutée par les paroles : ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, où l’on entend AUPRES DE selon la deuxième signification, celle qui comporte autorité. Voici alors le sens, selon Hilaire Par qui est le Verbe s’Il est avant toutes choses? L’Evangéliste répond : LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, ce qui revient à dire : bien qu’Il n’ait pas de commencement de durée, le Verbe ne manque cependant pas d’un Auteur; en effet, IL ETAIT AUPRES DE DIEU comme auprès de son Auteur.
49. La troisième question se rapporte à l’autre interprétation, celle où" Principe" s’entend du Père. La voici : Tu dis DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE, c’est-à-dire dans le Père était le Fils. Mais ce qui est dans un autre ne subsiste pas; ainsi la blancheur qui est dans un corps ne subsiste pas par elle-même. Le Verbe n’est donc pas subsistant ni hypostase.
Cette objection se résout par les paroles : LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, en prenant AUPRES DE selon la première signification, qui comporte la subsistance dans la réalité dont on parle en premier lieu. C’est pourquoi, selon Chrysostome , le sens est le suivant : Le Verbe était DANS LE PRINCIPE, non comme un accident, mais Il était AUPRES DE DIEU, comme subsistant et hypostase.
50. Et voici la dernière question : Tu dis que LE VERBE ETAIT DANS LE PRINCIPE, c’est-à-dire dans le Père. Or ce qui est dans un autre n’est pas distinct de lui; donc le Fils n’est pas distinct du Père.
Mais cette objection se réfute par l’affirmation : ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, en donnant à AUPRES DE le sens de sa troisième signification, selon laquelle cette préposition suppose la distinction des Personnes. Le sens devient alors, selon Alcuin et Bède : LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, c’est-à-dire, Il était DANS le Père par consubstantialité de nature, de telle sorte qu’Il est cependant AUPRES DE DIEU, c’est-à-dire du Père, par la distinction des Personnes.
51. Ainsi, cette affirmation ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU montre, selon Basile, le fait, pour le Verbe, d’être conjoint au Père dans la nature; selon Alcuin et Bède, la distinction des Personnes; selon Jean Chrysostome, la subsistance du Verbe dans la nature divine; selon Hilaire, l’autorité de Principe dans le Père à l’égard du Fils.
52. Origène fait remarquer enfin que la parole : LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU montre que le Fils a toujours été auprès du Père. En. effet, dans l’Ancien Testament on lit, en de nombreux passages, que le Verbe, la Parole du Seigneur, a été adressé à Jérémie ou à un autre, mais on n’y lit pas que le Verbe de Dieu était auprès de Jérémie. En effet, ceux à qui la parole de Dieu est adressée commencent à la recevoir, et donc ils ne l’avaient pas auparavant. C’est pourquoi l’Evangéliste ne dit pas : LE VERBE a paru auprès de Dieu, mais ETAIT AUPRES DE DIEU, parce que, depuis que le Père existait, le Verbe était auprès de Lui.
53. Voici la troisième affirmation de Jean. Elle vient parfaitement dans la suite de son enseignement : en effet, il a dit quand était le Verbe et en qui Il était; il lui restait à s’enquérir de ce qu’Il était, ce à quoi il il répond en disant : ET LE VERBE ETAIT DIEU.
54. Mais, dira-t-on, il faut chercher à propos d’une chose ce qu’elle est, avant de s’enquérir de son lieu et de son temps; il semble donc que Jean ait renversé cet ordre en faisant connaître en premier lieu OU est le Verbe et QUAND Il existe.
A cette difficulté Origène répond par une distinction : dire que le Verbe de Dieu est auprès d’un homme, ou dire qu’Il est AUPRES DE DIEU, n’a pas le même sens. Il est auprès d’un homme pour le rendre parfait, car le Verbe de Dieu rend l’homme sage et fait de lui un prophète — La Sagesse (...) se répand dans les âmes saintes, elle en fait des amis de Dieu et des prophètes — ce qui veut dire que le Verbe illumine les prophètes par la lumière de la Sagesse. Mais on ne dit pas que le VERBE EST AUPRES DE DIEU comme s’Il donnait au Père sa perfection et sa splendeur; au contraire, le VERBE EST AUPRES DE DIEU de telle sorte qu’Il reçoit et obtient du Père d’être Dieu; et ainsi, c’est du fait qu’Il EST AUPRES DE DIEU, que le VERBE EST DIEU et c’est pourquoi il était nécessaire de montrer d’abord que le Verbe était DANS le Père et AUPRES du Père avant de dire qu’Il ETAIT DIEU.
55. D’autre part, cette expression LE VERBE ETAIT DIEU répond bien à deux questions qui surgissent des développements précédents. L’une vient du nom "Verbe". La voici : Tu dis que le VERBE ETAIT DANS LE PRINCIPE et AUPRES DE DIEU. Mais il est clair que le terme de "verbe", selon l’usage courant, signifie soit un certain mot, soit l’énonciation de ce qui est nécessaire, soit enfin la manifestation des mouvements de la raison; or ces verbes passent et ne subsistent pas, et l’on pourrait donc croire qu’il en est de même pour le Verbe dont parle l’Evangéliste.
Mais cette question est résolue par Hilaire de la manière suivante : ce qui a été dit plus haut exclut l’objection parce que, lorsque l’Evangéliste dit DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE, il est manifeste que "verbe", ici, n’est pas pris au sens du langage parlé; en effet le langage n’étant que dans un mouvement, on ne pourrait dire : DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE.
De plus, en disant ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, Jean donne à entendre la même idée. En effet la différence est assez claire entre être dans un sujet et être vers un autre. Notre verbe humain, parce qu’il ne subsiste pas, n’est pas vers nous, mais il est en nous. Au contraire le Verbe de Dieu subsiste et c’est pourquoi Il est vers le Père. Voilà pourquoi l’Evangéliste dit de manière précise LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU et, pour ôter tout prétexte à objection, il dit ensuite le nom et l’être du Verbe : ET LE VERBE ETAIT DIEU.
56. Une autre difficulté vient de l’expression AUPRES DE DIEU. Puisque AUPRES DE implique distinction deux réalités, on pourrait croire que LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, c’est-à-dire du Père, comme distinct de Lui en nature. Aussi, pour exclure cette erreur, l’Evangéliste ajoute aussitôt la consubstantialité du Verbe avec le Père : ET LE VERBE ETAIT DIEU, ce qui revient à dire : Il n’est pas distinct de la nature divine, mais le Verbe est Dieu Lui-même.
57. On doit remarquer aussi la manière spéciale dont l’Evangéliste s’exprime. Il dit LE VERBE ETAIT DIEU, utilisant le terme "Dieu" sans aucune adjonction. Il veut montrer par là que le Verbe n’est pas Dieu à la manière dont il est dit dans l’Ecriture que les créatures sont Dieu, mais qu’Il l’est purement et simplement et de manière absolue. En effet, bien que la Sainte Ecriture dise parfois d’une créature qu’elle est Dieu, cette attribution y est toujours soulignée par certaines additions. Ainsi Dieu dit à Moïse J’ai fait de toi le dieu de Pharaon pour indiquer à Moïse qu’il n’était pas Dieu, purement et simplement, comme l’est le Verbe de Dieu, mais qu’il était donné comme dieu au Pharaon pour le punir et libérer les fils d’Israël. De même, Dieu dit : J’ai dit : Vous êtes des dieux par le titre que je vous ai donné, non en réalité; car autre chose est être donné comme dieu et appelé dieu, autre chose être Dieu. Aussi le Verbe est-Il DIEU, sans adjonction, parce qu’Il est Dieu par son essence, et non par participation comme le sont les hommes ou les anges.
58. Il est bon de savoir qu’Origène s’est honteusement trompé au sujet de cette affirmation, et que c’est la manière grecque de s’exprimer qui occasionna son erreur. L’usage en grec, pour signifier une certaine distinction, est de mettre l’article devant le nom. Aussi, dans le texte grec de l’Evangile de Jean, aux passages : DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE et LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, les mots qui signifient "Verbe" et "Dieu" sont précédés de l’article, pour signifier la pré émir et la différence du Verbe par rapport aux autres verbes, ainsi que l’autorité de principe du Père dans la divinité. C’est pourquoi, dans le passage suivant LE VERBE ETAIT DIEU, le mot "Dieu" étant sans article dans le grec, Origène en a conclu — et là il blasphème — que le Verbe n’était pas Dieu par essence, bien qu’Il soit essentiellement Verbe, mais seulement par participation. Seul le Père serait Dieu par essence. Ainsi, Origène affirmait le Fils inférieur au Père.
59. Mais cela n’est pas vrai et Jean Chrysostome , pour le prouver, s’appuie sur deux textes de l’Apôtre montrant que le Christ est "le grand Dieu". D’abord un passage de l'Epître à Tite : Attendant la bienheureuse espérance et l’apparition de la gloire de notre grand Dieu et Sauveur, le Christ Jésus . Puis un passage de l’Epître aux Romains : D’eux les Patriarches est issu selon la chair le Christ, qui est au-dessus de tout, Dieu béni éternellement . En outre, en de nombreux passages, dans le grec, on n’appose pas l’article au nom "Dieu" quand il désigne le Père. De plus Jean a écrit : Nous sommes dans son vrai Fils, le Christ Jésus : Il est le vrai Dieu et la Vie éternelle . Le Christ est donc le vrai Dieu, et non Dieu par participation, et ce qu’Origène a imaginé est manifestement faux.
La raison pour laquelle l'Evangéliste n’a pas mis l’article à ce terme "Dieu", Jean Chrysostome nous la donne. Jean avait déjà deux fois nommé Dieu avec l’article; il n’était pas nécessaire de le mettre une troisième fois, il était sous-entendu.
On peut dire encore — et c’est mieux — qu’ici le terme "Dieu" est attribut et pris formellement. C’est d’ailleurs l’usage de ne pas mettre l’article devant les noms employés comme attributs, puisque l’article indique une distinction. Si au contraire le mot "Dieu" était alors sujet, il serait mis pour n’importe quelle Personne divine : le Père, le Fils ou l’Esprit Saint; et alors, en grec, il serait employé ici sans aucun doute avec l’article.
60. Voici maintenant la quatrième affirmation. Jean la pose à cause de la précédente. En effet, de cette proposition : LE VERBE ETAIT DIEU, ceux qui ne pensent pas avec vérité pouvaient tirer deux erreurs. L’une est celle des païens, l’autre celle des Ariens.
Les païens en effet affirment une pluralité et une diversité de dieux. Contre cela le Seigneur dit : Ecoute, Israël!, le Seigneur ton Dieu est le seul Dieu . Ils affirment aussi entre les dieux des volontés contraires. C’est ainsi que leurs fables racontent le combat de Jupiter et de Saturne et que les Manichéens imaginent deux principes contraires. Donc, comme Jean avait dit LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU et LE VERBE ETAIT DIEU, les païens pouvaient mettre en avant ces expressions pour soutenir leur erreur en y entendant qu’autre serait le Dieu auprès duquel se trouverait le Verbe, et autre le Verbe lui-même, qui serait d’une volonté différente ou contraire, ce qui s’oppose à l’enseignement de l’Evangile. Pour empêcher cette erreur, Jean dit : IL ETAIT DANS LE PRINCIPE AUPRES DE DIEU. Selon Hilaire cela revient à dire : j’affirme que le Verbe est Dieu, ce qui ne signifie pas qu’Il possède une divinité séparée, mais qu’Il est AUPRES DE DIEU, donc dans l’unique nature en laquelle est Dieu. De même l'Evangéliste a dit : ET LE VERBE ETAIT DIEU, mais pour qu’on ne comprenne pas que le Verbe et le Père auraient des volontés contraires, il ajoute : LE VERBE ETAIT DANS LE PRINCIPE AUPRES DE DIEU, c’est-à-dire auprès du Père, non divisé de Lui, non contraire, mais ayant avec Lui unité de nature et accord de volonté. Et cette union se fait par la communion de la nature divine dans les trois Personnes et par le nœud de l’Amour du Père et du Fils.
61. Quant aux Ariens , ils affirment que le Fils est moindre que le Père, à cause de ces paroles de Jésus : Le Père est plus grand que moi . Ils disent en effet que le Père est plus grand que le Fils par l’éternité et par la divinité de sa nature .
62. Cette erreur se réfute ainsi : Il y a, propres au "grand Dieu", deux attributs qu’Arius ne donne qu’au Père : ce sont l’éternité et la toute-puissance. Par conséquent, quiconque possède ces deux attributs est "le grand Dieu" et aucun n’est plus grand. Or l’Evangéliste les donne au Verbe; le Verbe est donc "le grand Dieu" et Il n’est donc pas moindre que le Père. En effet, Jean affirme l’éternité du Verbe par ces paroles : IL ETAIT DANS LE PRINCIPE AUPRES DE DIEU, Lui, le Verbe, de toute éternité et non pas seulement au commencement des créatures comme Arius pouvait le comprendre du fait qu’il est dit : AU COMMENCEMENT ETAIT LE VERBE. D’autre part l’Evangéliste attribue la toute-puissance au Verbe par les paroles suivantes : Tout a été fait par Lui .
63. Origène explique cette affirmation d’une manière assez belle. Pour lui, elle ne dit rien d’autre que les trois précédentes. En effet nous avons coutume, lors que nous avons suffisamment traité d’une matière et que nous passons à une autre, de résumer au terme, en guise de conclusion, ce qui a été dit, avant de passer à autre chose. C’est pourquoi, après avoir exposé la vérité sur l’être du Fils, l’Evangéliste, qui va mainte nant faire connaître sa puissance, rassemble dans cette unique affirmation, comme en un résumé servant de conclusion, ce qu’il avait dit dans les trois premières. Ainsi quand il dit : IL, Jean reprend la troisième; avec ETAIT DANS LE PRINCIPE, il reprend la première; enfin, avec AUPRES DE DIEU, il rappelle la seconde, afin que l’on comprenne, non pas qu’il y avait un Verbe qui était dans le Principe et un autre qui était Dieu, mais que ce VERBE qui était Dieu, ETAIT DANS LE PRINCIPE AUPRES DE DIEU.
64. Une réflexion judicieuse sur ces quatre affirmations montrera donc clairement qu’elles renversent toutes les erreurs des hérétiques et des philosophes.
Certains hérétiques, comme Ebion et Cérinthe , prétendirent que le Christ n’avait pas existé avant la Vierge Marie. Le disant pur homme, ils soutinrent qu’Il avait tiré d’elle le principe de sa durée, et que ce n’est qu’ensuite qu’Il avait mérité la divinité par ses bonnes actions Photin et Paul de Samosate les suivirent sur ce point.
Ces erreurs sont réfutées par l’Evangéliste quand il dit : DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE, c’est-à-dire avant toutes choses et dans le Père de toute éternité. Il n’a donc pas tiré son origine de la Vierge Marie.
Quant à Sabellius , il admettait bien que Dieu qui a pris la chair n’a pas tiré son origine de la Vierge Marie, mais qu’Il a existé de toute éternité; cependant il disait que la Personne du Père, qui est de toute éternité, n’est pas autre que celle du Fils qui a pris la chair de la Vierge Marie. Pour lui, le Père et le Fils étaient le même; ainsi il défigurait la Trinité des Personnes divines. Contre cette erreur l'Evangéliste a dit : ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, le Fils auprès du Père, comme une Personne auprès d’une autre.
Eunome , par contre, nie toute ressemblance entre le Père et le Fils; mais la suite de l’Evangile le réfute par ces mots : ET LE VERBE ETAIT DIEU. Si en effet le Verbe est auprès de Dieu, c’est-à-dire du Père, et si le Verbe est Dieu, c’est-à-dire si le Fils est Dieu, le Fils est donc semblable au Père.
Arius enfin disait le Fils moindre que le Père, comme on l’a vu; l’Evangéliste exclut cela en ajoutant ces mots : IL ETAIT DANS LE PRINCIPE AUPRES DE DIEU, que nous avons expliqués tout à l’heure.
65. Le texte évangélique repousse encore toutes les opinions fausses des philosophes. En effet certains des philosophes les plus anciens, les "Physiciens", affirmaient que le monde n’a pas son origine dans une Intelligence, qu’il n’est pas le résultat d’une Idée, mais du hasard. En conséquence ils ne mettaient au principe, comme cause des réalités, ni Idée, ni h mais seulement une matière indéterminée : des atomes pour Démocrite ou, pour d’autres, des principes matériels de ce genre. Contre ces philosophes on lit dans l’Evangile : DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE, de qui, et non du hasard, les choses ont reçu leur principe.
Quant à Platon, il a fait des Idées de toutes les choses réalisées des Etres séparés, subsistant dans leurs propres n et par la participation desquels les réalités matérielles existaient. Pour lui, par exemple, c’est par "l’Idée" d’homme, "Idée" séparée qu’il appelait "l’Homme-en-soi", que les hommes étaient. Aussi, pour éviter que l’Idée par laquelle toutes choses ont été faites, tu ne la comprennes comme une Idée séparée de Dieu, comme le soutenait Platon, l’Evangéliste a ajouté : ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU.
D’autres Platoniciens, comme le rapporte Jean Chrysostome, imaginaient un Dieu Père, suréminent et premier, et plaçaient au-dessous de Lui une Intelligence dans laquelle ils disaient qu’étaient les Similitudes et les Idées de toutes les choses. Pour empêcher donc une - telle interprétation, selon laquelle le Verbe serait auprès du Père mais en dessous de Lui, et moindre que Lui, l’Evangéliste a ajouté : ET LE VERBE ETAIT DIEU.
Quant à Aristote, il a bien placé en Dieu les Idées de toutes les choses et affirmé qu’en Dieu l’intelligence, celui dont l’intelligence est en acte et ce qui est saisi par l’intelligence ne font qu’un. Cependant il a dit que le monde était coéternel à Dieu. Contre cette opinion nous avons la parole de l’Evangéliste : IL, c’est-à-dire le Verbe, ETAIT AUPRES DE DIEU, de telle sorte que ce IL n’exclut pas une autre Personne mais une autre nature coéternelle.
66. Remarquons encore dans ces affirmations de Jean une différence entre cet Evangéliste et les autres : il commence son Evangile d’une manière plus élevée. En effet, ils ont annoncé le Christ Fils de Dieu, né dans le temps : Comme Jésus était né à Bethléem... . Jean, lui, affirme qu’Il a existé de toute éternité : DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE Les autres rapportent son apparition subite parmi les hommes : Maintenant, ô Maître souverain, tu peux laisser s’en aller ton serviteur en paix, selon ta parole, car mes yeux ont vu ton salut que tu as préparé à la face de tous les peuples, lumière pour éclairer les nations et gloire de ton peuple Israël. Mais Jean dit qu’Il a toujours été auprès du Père : ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU. Les autres l’appellent homme : Les foules glorifièrent Dieu qui avait donné un tel pouvoir aux hommes . Mais Jean affirme que Jésus est Dieu : ET LE VERBE ETAIT DIEU. Les autres ont dit qu’Il avait vécu au milieu des hommes : Tandis que les disciples se trouvaient en Galilée, Jésus leur dit... . Mais Jean affirme qu’Il a toujours été auprès du Père : IL ETAIT DANS LE PRINCIPE AUPRES DE DIEU.
67. Remarquons enfin que l’Evangéliste répète à dessein quatre fois ce verbe ETAIT pour montrer que le Verbe de Dieu transcende tous les temps, présent, passé et futur, autrement dit qu’Il est au-delà du temps, passé, présent ou futur, comme le dit la Glose sur ce passage.
Dans ce premier chapitre, il commence par affirmer la divinité du Christ et continue en montrant la manière dont cette divinité s’est fait connaître à nous.
Dans son affirmation de la divinité du Christ, l’Evangéliste traite d’abord du Christ en tant que Dieu, puis de l’Incarnation du Verbe .
Traitant du Christ en tant que Dieu, il en considère, comme on doit le faire en toute réalité, l’être et l’opé ration ou puissance. Il parle d’abord de l’être du Verbe incarné quant à la nature divine, et c’est l’objet de la présente leçon; il parlera ensuite de sa puissance ou de son opération . Pour faire connaître l’être du Verbe quant à la nature divine il le montre sous quatre aspects : quand était-il? DANS LE PRINCIPE. Où était il? ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU. Qu’était il? ET LE VERBE ETAIT DIEU. Comment était-il? IL E TAIT DANS LE PRINCIPE AUPRES DE DiEU. Les deux premiers aspects répondent à la question : existe. t-il? les deux autres à la question : qu’est-il?
24. Il nous faut commencer par voir ce que signifie DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE. Trois points sont ici à examiner avec soin : le sens du terme VERBE, celui de DANS LE PRINCIPE, et enfin celui de toute la proposition.
25. Pour avoir l’intelligence du mot "Verbe", il faut savoir que, selon le Philosophe, ce que disent les paroles est signe de ce qui est dans l’esprit, c’est-à-dire de ce qu’il a éprouvé . L’Ecriture a coutume de donner aux réalités signifiées le nom des signes, et inversement; ainsi l’Apôtre dit la pierre, c’était le Christ s’ensuit nécessairement que ce qui se trouve à l’intérieur de l’esprit, et que nous faisons connaître par notre verbe parole extérieur, est aussi appelé "verbe". Que ce nom de "verbe" convienne en premier lieu à la parole proférée à l’extérieur, ou plutôt à ce que conçoit intérieurement notre esprit, cela n’a pas d’importance pour le moment. Il est clair cependant que le verbe que la parole signifie et qui se trouve à l’intérieur de l’esprit est antérieur au verbe proféré, puisqu’il en est la cause.
Si donc nous voulons savoir ce qu’est dans notre esprit le verbe intérieur, voyons ce que signifie la parole proférée à l’extérieur.
Dans notre intelligence, il y a trois éléments : la puissance intellectuelle elle-même, la forme intentionnelle de la réalité saisie par l’intelligence , qui informe cette intelligence en ayant avec elle le même rapport que la forme intentionnelle de la couleur avec l’œil, et enfin l’opération qui est l’acte d’intelligence. Cependant la parole proférée à l’extérieur ne signifie aucun de ces trois éléments.
Par exemple, celui qui prononce le nom "pierre" n’exprime pas la substance de l’intelligence — ce n’est pas ce qu’il vise; il n’exprime pas la forme intentionnelle qui est ce par quoi l’intelligence saisit la réalité — ce n’est pas non plus ce qu’il veut nommer; enfin, il n’exprime pas davantage l’acte d’intelligence, car celui-ci n’est pas un acte procédant de manière extérieure de celui dont l’intelligence est en acte, mais une action qui demeure en lui-même. On appelle en termes propres "verbe intérieur" ce que forme, par son acte d’intelligence, celui dont l’intelligence est en acte.
Or, selon ses deux opérations, l’intelligence forme deux choses. En effet, selon l’opération que l’on appelle la saisie des indivisibles , elle forme une définition; et selon l’opération par laquelle elle compose et divise, elle forme une énonciation ou quelque chose de ce genre. Ce qui est ainsi formé et exprimé par l’opération de l’intelligence — soit qu’elle définisse, soit qu’elle compose et divise — est signifié par la parole extérieure. C’est pourquoi, pour Aristote, la définition est le contenu intelligible signifié par le nom. C’est donc ce qui est ainsi exprimé, ainsi formé dans l’esprit, qu’on appelle verbe intérieur. Par rapport à l’intelligence, ce n’est pas ce par quoi l’intelligence saisit, mais ce dans quoi elle saisit, parce qu’elle voit, dans ce qu’elle a formé et exprimé, la nature de la réalité qu’elle saisit. Nous avons donc main tenant le sens de ce mot "verbe".
D’après ce que nous venons de dire, nous pouvons comprendre deux choses : que le verbe est toujours quelque chose qui procède de l’intelligence quand celle-ci est en acte, et que le verbe est le contenu intelligible et la similitude de la réalité saisie par l’intelligence. Si donc la réalité saisie par l’intelligence et celui qui intellige sont une seule et même réalité, alors le verbe est le contenu intelligible et la similitude de l’intelligence dont il procède. Mais si ce qui est saisi par l’intelligence est autre que celui qui le saisit par son intelligence, alors le verbe n’est pas le contenu intelligible et la similitude de celui qui intellige, mais de la réalité saisie. Ainsi, ce que l’intelligence saisit de la pierre est seulement la similitude de la pierre; mais quand l’intelligence se saisit elle-même, alors le verbe est le conte nu intelligible et la similitude de l’intelligence. Voilà pourquoi Augustin voit dans l’âme une similitude de la Trinité lorsque l’esprit se saisit lui-même, et non lors qu’il saisit d’autres choses.
Il est donc manifeste que l’on doit reconnaître un verbe à toute réalité douée d’intelligence. En effet, l’acte d’intelligence en lui-même implique que l’intelligence, en saisissant, forme quelque chose; or ce qui est ainsi formé est ce qui est appelé un "verbe"; par conséquent, il faut reconnaître un verbe à tout être dont l’intelligence est en acte.
Or la nature intellectuelle est humaine, angélique et divine. Il y a donc un verbe humain — L’insensé a dit en son cœur : Dieu n’existe pas — ; un verbe angélique, dont le prophète Zacharie a écrit : L’ange qui me parlait me dit... et que manifestent beaucoup d’autres passages de la Sainte Ecriture; enfin le Verbe divin, dont parle la Genèse : Dieu dit : Que la lumière soit Du quel donc de ces verbes l’Evangéliste parle-t-il ici en disant : DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE? Il est manifeste qu’il ne parle ni du verbe humain ni du verbe angélique, parce que ces deux verbes ont l’un et l’autre été faits, puisque le verbe ne précède pas celui qui le dit et que l’homme et l’ange ont une cause et un principe. Mais le Verbe dont parle Jean n’a pas été fait, au contraire tout a été fait par Lui. Si donc ce que dit Jean ne se rapporte pas aux deux premiers, il faut nécessairement l’entendre du troisième, c’est-à-dire du Verbe de Dieu.
26. Or il faut savoir qu’entre le Verbe de Dieu, dont parle ici Jean, et notre verbe, il y a trois différences.
La première, selon Augustin , est que notre verbe est en formation avant d’être formé. En effet, il faut un mouvement de la raison pour parvenir à concevoir le contenu intelligible de la pierre, et de même pour toute autre réalité que nous saisissons par l’intelligence, à l’exception des premiers principes : ceux-ci sont connus naturellement et immédiatement, sans aucun processus de la raison. Donc, aussi longtemps que, raisonnant, l’intelligence discursive est jetée de-ci, de-là, la formation n’est pas encore achevée; elle ne sera achevée que lors que l’intelligence aura conçu parfaitement le contenu intelligible lui-même de la réalité; c’est alors seulement qu’elle possède le verbe comme verbe. Voilà pourquoi il y a une cogitation dans notre esprit, c’est-à-dire ce mouvement de recherche, puis un verbe formé dans une parfaite contemplation de la vérité. Ainsi, notre verbe est en puissance avant d’être en acte; mais le Verbe de Dieu est toujours en acte, aussi le nom de "cogitation" ne lui convient-il pas proprement. Augustin dit à ce sujet : "Nous parlons du Verbe de Dieu pour éviter le mot de "cogitation", afin qu’on ne croie à rien de mouvant en Dieu" Quant à ce que dit Anselme "Pour l’esprit suprême, dire n’est rien d’autre que voir intuitivement en "cogitant", cela a été dit improprement.
27. La seconde différence entre notre verbe et le Verbe divin est que notre verbe est imparfait, alors que le Verbe de Dieu est absolument parfait; en effet, nous ne pouvons exprimer tout ce qui est dans notre esprit par un verbe unique; aussi nous faut-il former de nombreux verbes imparfaits pour exprimer séparément tout ce qui se trouve dans notre connaissance. En Dieu il n’en est pas ainsi : comme Il saisit par l’intelligence et Lui-même et tout ce qu’Il saisit par son essence, dans un seul acte de son intelligence, l’unique Verbe de Dieu exprime tout ce qui est en Dieu, non seulement le Père, mais encore les créatures; autrement il serait imparfait. C’est ce qui fait dire à Augustin "S’il y avait moins dans le Verbe que ne contient la science de Celui qui le prononce, le Verbe serait imparfait. Mais il est manifeste qu’Il est très parfait, donc "Il est unique." Et nous lisons dans le livre de Job : Dieu ne parle qu’une fois, et Il ne répète pas ce qu’Il a dit .
. La troisième différence, c’est que notre verbe n’est pas de même nature que nous, tandis que le Verbe divin est de même nature que Dieu : Il est quelque chose qui subsiste dans la nature divine.
En effet, le contenu intelligible saisi par l’intelligence, et que celle-ci forme à partir d’une réalité, ne possède qu’un être intelligible, dans notre esprit. Or l’acte d’intelligence de l’esprit n’est pas identique à la nature de l’esprit, parce que l’esprit n’est pas son opération. C’est pourquoi le verbe que forme notre intelligence n’appartient pas à l’essence de notre esprit, mais lui est accidentel. Au contraire, en Dieu, l’acte d’intelligence et l’être sont identiques et c’est pourquoi le Verbe de l’intelligence divine n’est pas accidentel mais appartient à sa nature; c’est pourquoi il faut qu’Il soit subsistant, car tout ce qui est dans la nature de Dieu est Dieu. C’est pour cela que Jean Damascène dit que "le Verbe substantiel est Dieu et un être ayant une hypostase, tandis que les autres verbes, les nôtres, sont des qualités de l’âme."
29. D’après ce qui précède, il faut donc affirmer que le mot VERBE, à proprement parler, est toujours pris dans un sens personnel quand il s’agit de Dieu, puisqu’Il ne comporte rien d’autre que ce qui est exprimé par celui dont l’intelligence est en acte.
Il faut dire aussi que le Verbe, en Dieu, est la similitude de Celui dont Il procède; qu’Il est coéternel à Celui dont Il procède, puisqu’Il n’a pas été en formation avant d’être formé mais est toujours en acte; qu’Il est égal au Père, puisqu’Il est parfait et exprime tout l’être du Père; qu’Il est coessentiel et consubstantiel au Père, puisqu’Il subsiste dans sa nature.
De plus, on appelle fils l’être qui, en quelque nature que ce soit, procède d’un autre dont il possède la similitude et la nature. Or le Verbe divin procède du Père dans la similitude de sa nature; Il est donc appelé "Fils", et sa production est une génération.
Voilà maintenant élucidé notre premier point : ce que signifie VERBE.
30. Cependant certaines questions se posent à ce sujet. Ainsi Jean Chrysostome se demande pourquoi Jean l'Evangéliste, sans s’occuper du Père, a commencé aussitôt par le Fils : DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE.
A cette interrogation on peut répondre de deux manières. D’abord, c’est que le Père était connu de tous dans l’Ancien Testament — bien que ce ne fût pas comme Père mais comme Dieu — tandis que le Fils était inconnu; et donc, dans le Nouveau Testament, où il s’agit de la connaissance du Verbe, Jean a commencé par le Fils. On peut dire aussi que c’est parce que le Fils nous conduit à la connaissance du Père : Père, j’ai manifesté ton nom aux hommes que tu m’as donnés . Ainsi, voulant mener les fidèles à la connaissance du Père, Jean, à juste titre, commence par le Fils, ajoutant aussitôt au sujet du Père : ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU.
31. Jean Chrysostome cette autre question puisque le Verbe procède du Père comme un Fils, ainsi que nous l’avons dit, pourquoi Jean parle-t-il du VERBE et non du "Fils"?
Ici encore, deux réponses sont possibles. D’abord, "fils" veut dire engendré et, en entendant parler de génération d’un fils, nous pourrions penser à la génération que nous connaissons, c’est-à-dire la génération matérielle et soumise au changement. Voilà pourquoi Jean ne dit pas "Fils" mais VERBE — terme qui est essentiellement lié à un processus intellectuel — pour qu’on ne comprenne pas cette génération comme matérielle et soumise au changement. Donc, en montrant que le Fils a été produit par Dieu sans qu’il y ait eu aucun changement, l’Evangéliste supprime par l’emploi du mot "Verbe" toute interprétation pernicieuse.
On peut répondre encore que Jean voulait traiter du Verbe en tant qu’Il était venu pour manifester le Père; or le nom de "Verbe" exprime davantage la manifestation comme telle que celui de "Fils"; c’est pourquoi il s’est servi plutôt du nom de "Verbe".
32. La troisième question est d’Augustin Dans le grec, là où le latin porte verbum, il y a logos. Ce mot grec correspond en latin à ratio contenu intelligible et à verbum verbe. Pourquoi donc les traducteurs ont-ils choisi verbum et non ratio, puisque ratio signifie quelque chose d’intrinsèque aussi bien que verbum?
Voici la réponse. Il faut dire que ratio, au sens propre, signifie le concept de l’esprit en tant qu’il est dans l’esprit, même si quelque chose est produit par lui à l’extérieur; au contraire verbum comporte un rapport avec l’extérieur. En disant logos, l’Evangéliste ne voulait pas seulement indiquer le rapport et l’existence du Fils dans le Père, mais encore la puissance opératrice du Fils par laquelle Lui-même fit toutes choses. C’est pour cela que les anciens ont traduit par verbum, mot qui comporte ce rapport à l’extérieur, de préférence à ratio, qui suggère seulement le concept de l’esprit.
33. La quatrième question est d’Origène . La voici en d’assez nombreux passages, l’Ecriture, parlant du Verbe de Dieu, ne dit pas simplement Verbe, mais ajoute de Dieu, en disant : Verbe de Dieu ou du Seigneur. Ainsi elle dit : Le Verbe de Dieu est source de sagesse dans les hauteurs et encore : Et son Nom est : Verbe de Dieu . Pourquoi, alors, parlant ici du Verbe de Dieu, l'Evangéliste n’a-t-il pas dit : DANS LE PRINCIPE ETAIT le "Verbe de Dieu", mais seulement LE VERBE?
II faut répondre ainsi : bien qu’il y ait beaucoup de vérités participées, il n’y a cependant qu’une Vérité absolue qui est vérité par son essence : c’est l'Etre divin lui-même. C’est par cette vérité que tout vrai est vrai. De même, il y a une seule Sagesse absolue, élevée au-dessus de tous, la Sagesse divine, et tous les sages sont sages en participant à cette Sagesse. Et encore, il y a un seul Verbe absolu, et quand on dit que tous ceux qui s’expriment possèdent un verbe, c’est en participant au Verbe absolu qu’ils ont ce verbe. Le Verbe absolu est le Verbe divin qui par Lui-même est le Verbe élevé au-dessus de tous les verbes.
Pour signifier cette suréminence du Verbe divin, Jean nous en parle en Le nommant "le Verbe" sans aucune addition. Et parce que l’usage chez les Grecs, quand ils veulent désigner une réalité séparée et élevée, dans l’être, au-dessus de toutes les autres, est de mettre l’article devant le nom qui signifie cette réalité (les Platoniciens, voulant désigner les substances séparées, par exemple le Bien-en-soi, l’Homme-en-soi, les nommaient avec l’article), l’Evangéliste, voulant faire comprendre la transcendance et l’excellence de ce Verbe par-dessus toutes choses, écrivit le mot Logos avec l’article.
34. Il faut maintenant examiner le sens de l’expression : DANS LE PRINCIPE.
Origène fait remarquer que le terme "principe" a de nombreux sens. En effet le principe introduit un certain ordre dans les autres et donc, partout où il y a ordre, il y a aussi principe. C’est le cas dans la quantité, où l’on parle alors de commencement du parcours et de la longueur, par exemple de la ligne. On trouve aussi un ordre dans le temps, et alors on parle de commencement du temps ou de la durée. On trouve un ordre dans l’enseignement, et là il faut même distinguer deux ordres différents : selon la nature et par rapport à nous Dans ces deux cas il y a principe. Alors qu’avec le temps, dit l’Epître aux Hébreux, vous devriez être devenus des maîtres, vous avez encore besoin qu’on vous enseigne les premiers éléments de la Parole de Dieu . Ainsi, dans l’enseignement de la doctrine chrétienne, le commencement et le principe de notre sagesse selon l’ordre de nature est le Christ en tant que Sagesse et Verbe de Dieu, c’est-à-dire en tant qu’Il est Dieu. Cependant, par rapport à nous, le principe est le Christ en tant que Verbe fait chair, c’est-à-dire dans son Incarnation. Enfin il y a un ordre dans la production d’une réalité. Là, le principe se prend ou bien du côté de ce qui est fait, et ainsi les fondations sont appelées le principe de la maison; ou bien du côté de celui qui fait, et alors il y a trois principes : celui de l’intention, qui est la fin qui meut celui qui agit; l’idée, qui est la forme dans l’esprit de l’artisan, et la source de l’exécution, qui est la puissance à l’œuvre.
Entre ces différentes acceptions du terme "principe", il faut maintenant chercher celle qu’il a ici.
D’abord, "principe" s’entend de la Personne du Fils qui est le principe des créatures en tant que puissance créatrice, et par mode de sagesse, laquelle est l’Idée Dieu des choses qui sont faites. C’est pour quoi l’Apôtre dit : Le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu et le Seigneur, parlant de Lui-même, déclare : Je suis le Principe, moi qui vous parle .
Si l’on entend "principe" en ce sens, l’expression : DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE revient à dire : "Dans le Fils était le Verbe". Le sens est alors : le Verbe est principe; on s’exprime alors de la même manière que quand, on dit que la vie est en Dieu, cette vie qui cependant n’est autre que Dieu même. Cette explication est celle d’Origène .
Selon Jean Chrysostome , l’Evangéliste dit ici DANS LE PRINCIPE pour montrer dès le début de son livre la dignité du Verbe en affirmant qu’Il est le Principe; en effet, de l’avis de tous, le Principe est au sommet de la dignité.
36. Ensuite, on peut considérer que le mot "principe" désigne la Personne du Père parce qu’Il est le Principe, non seulement des créatures, mais encore du Fils. C’est le sens de la parole adressée au Messie Avec toi est le Principe au jour de ta force . Selon cette acception, DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE équivaut à : Dans le Père était le Fils. C’est l’interprétation d’Augustin et aussi d’Origène .
Or on dit que le Fils est dans le Père parce qu’Il est de la même essence que le Père. En effet, puisque le Fils est sa propre essence, partout où est l’essence du Fils, là se trouve le Fils; et puisque l’essence du Fils se trouve dans le Père par leur consubstantialité, il convient que le Fils soit dans le Père, comme Il l’affirme lui-même : Je suis dans le Père et le Père est en moi .
37. Enfin le terme "principe" peut être pris au sens de début de la durée. Notre expression signifie alors : "Au commencement était le Verbe", c’est-à-dire le Verbe existait avant toutes choses, comme l’expose Augustin , et cela indique, comme le disent Basile et Hilaire , l’éternité du Verbe. En effet, dire "Au commencement était le Verbe", c’est montrer que, quel que soit le commencement de durée que l’on considère (qu’il s’agisse du temps des réalités corporelles, du siècle des réalités éternelles, de l’âge du monde entier, ou de n’importe quel commencement de durée imaginé), à ce commencement le Verbe préexistait déjà. Hilaire écrit "Traversez les temps, remontez le cours des siècles, ôtez tous les âges. Mettez ce que vous voudrez comme commencement de vos imaginations : le Verbe existait déjà, et c’est de Lui qu’était tiré ce commencement." La Sainte Ecriture l’enseigne : Le Seigneur m’a possédée au commencement de ses voies, avant de faire quoi que ce soit, dès l’origine . Or ce qui est avant le commencement de la durée est éternel.
38. Ainsi, selon la première interprétation, est affirmée la causalité du Verbe; selon la seconde, sa consubstantialité avec le Père; selon la troisième, sa coéternité.
39. Dans cette expression : LE VERBE ETAIT, il faut remarquer que le temps imparfait du verbe semble convenir au plus haut point pour signifier les réalités éternelles, si nous sommes attentifs au mode des réalités qui sont dans le temps. En effet, par le futur on ne dit pas encore que la réalité est en acte; par le présent au contraire, on dit qu’elle est en acte, mais on n’indique pas qu’elle a été. Quant au passé, il indique que quelque chose a existé et est désormais terminé et a cessé d’être, tandis que l’imparfait indique que quelque chose a été et n’est pas encore terminé ni n’a cessé d’être, mais demeure encore. Aussi, toutes les fois qu’il s’agit d’une réalité éternelle, Jean dit était; s’il parle d’une réalité temporelle, il dit, comme on le verra plus loin, a été, ou fut.
Cependant le temps présent en tant que tel convient par excellence pour désigner l’éternité, parce qu’il indique que la réalité est en acte, ce qui convient toujours aux réalités éternelles. Voilà pourquoi le Seigneur a dit : Je suis celui qui suis , et Augustin remarque que seul est véritablement celui dont l’être ne connaît ni passé ni futur.
40. Il importe aussi de considérer que, d’après la Glose, ce verbe "était" n’est pas pris ici pour signifier le mouvement temporel à la manière des autres verbes, mais pour affirmer l’existence de la réalité, et c’est pourquoi on l’appelle "verbe substantif".
41. On peut se demander pourtant comment le Verbe, engendré par le Père, peut lui être coéternel. En effet, chez les hommes, le fils engendré par un père vient après lui. A cela il faut répondre qu’il y a trois raisons pour lesquelles le principe qui est à l’origine d’une réalité se trouve antérieur à celle-ci par la durée.
En premier lieu, lorsque le principe précède dans le temps l’action par laquelle il produit la réalité dont il est le principe; par exemple, un homme ne se met pas à écrire dès qu’il existe et c’est pourquoi il est antérieur à son écriture.
Ensuite, lorsque l’action comporte une succession. Alors, même si l’action commence à exister avec l’agent, son terme est cependant postérieur à l’agent. Ainsi, dès que du feu est produit ici-bas, il commence à s’élever. Cependant le feu existe avant d’être élevé parce que le mouvement par lequel il s’élève est mesuré par un certain temps.
Le troisième cas est celui où la volonté du principe détermine le début de la durée de ce qui est issu du principe. Il en va ainsi de la créature : le commencement de sa durée est déterminé par la volonté de Dieu; aussi Dieu est-Il antérieur à la créature.
Or aucun de ces cas ne se trouve réalisé dans la génération du Verbe divin. D’abord l’existence en Dieu n’a pu précéder la génération de son Verbe; car, cette génération n’étant rien d’autre qu’une conception intellectuelle, il s’ensuivrait que Dieu aurait eu son intelligence en puissance avant de l’avoir en acte, ce qui est impossible. De même, il n’est pas possible que la génération du Verbe implique une succession, car le Verbe divin aurait été d’abord informe avant d’être formé, comme cela arrive en nous qui formons nos verbes par un mouvement de la raison; or cela est faux, comme on l’a dit. Enfin on ne peut dire que le Père aurait par un acte de volonté fixé un commencement de durée à son Fils, car le Père n’engendre pas son Fils par ia volonté comme le pensent les Ariens, mais par sa nature. En effet Dieu le Père conçoit le Verbe en se saisissant naturellement Lui-même par son intelligence, et c’est pourquoi Dieu le Père n’a pas existé avant le Fils.
Il en va semblablement du feu. Aussitôt qu’il existe le feu a une lumière dont procède — non pas successivement mais immédiatement, non pas par une voont mais naturellement — un éclat ou une splendeur; et donc aussitôt qu’il y a feu, il y a splendeur et c’est pour quoi, si le feu était éternel, sa splendeur lui serait coéternelle. C’est pour cette raison que le Fils est appelé, dans l’Epître aux Hébreux, splendeur du Père : Lui qui est la splendeur de sa gloire . Mais dans cette similitude manque la connaturalité et c’est pourquoi nous appelons le Verbe Fils, bien que pour nos fils à nous manque la coéternité. Nous ne pouvons en effet parvenir à la connaissance des réalités divines qu’au moyen de nombreuses similitudes avec les réalités sensibles, parce qu’une seule ne peut suffire. Le livre du Concile d’Ephèse le dit : "Que le Fils coexiste toujours avec le Père," le mot "splendeur" doit te l’indiquer; le nom de "Verbe" est là pour montrer l’absence de changement dans sa naissance; quant au nom de "Fils", il est là pour faire saisir la consubstantialité"
42. Nous donnons donc au Fils des noms divers pour exprimer de manières diverses sa perfection, perfection qu’un seul nom ne peut traduire. Nous le nommons Fils pour montrer sa connaturalité avec le Père, Image pour montrer qu’Il Lui est absolument semblable, Splendeur pour montrer sa coéternité, Verbe pour montrer sa génération immatérielle.
43. Dans cette seconde affirmation du texte de Jean, il nous faut d’abord chercher le sens des deux mots que l’Evangéliste n’avait pas employés dans la première affirmation : DIEU et AUPRES DE. Nous avons déjà précisé ce qu’est le VERBE de Dieu et ce qu’est le PRINCIPE; poursuivons avec soin en cherchant les significations de DIEU et de AUPRES DE afin de mieux expliquer cette affirmation de Jean.
44. Il faut savoir que le nom DIEU signifie la divinité, mais dans un sujet et une réalité concrète; quant au nom déité, il signifie la divinité abstraitement et d’une manière absolue, et c’est pourquoi il ne peut être employé — en raison même de sa signification naturelle et de sa manière de signifier — pour désigner une Personne divine, mais seulement la nature divine. Au contraire le nom "Dieu" — en raison même de sa signification naturelle et de sa manière de signifier — peut être employé pour désigner n’importe quelle Personne divine, de même que nous utilisons le mot "homme" pour désigner un sujet de l’humanité. Aussi, partout o le sens de la phrase, ou le prédicat, exigent que le nom "Dieu" s’entende d’une Personne, alors certainement il désigne une Personne, comme lorsque nous disons :
"Dieu engendre Dieu". Ainsi, quand l’Evangéliste dit ici AUPRES DE DIEU, parce que auprès de est une préposition signifiant la distinction du Verbe Lui-même, qui cependant ne doit pas être distingué de la nature du Père AUPRES DE qui Il est, mais de la première Personne seulement par relation d’origine, il faut que DIEU ici désigne la Personne du Père. L’Evangéliste donc, lorsqu’il dit DIEU, signifie la Personne du Père.
45. A propos de la préposition auprès de, il faut savoir qu’elle signifie, pour la réalité dont on parle en premier lieu, le fait d’être conjointe à la réalité intro duite indirectement par la préposition. Il en est de même pour la préposition dans, avec cette différence que la préposition dans implique le fait d’être conjoint de l’intérieur, et auprès de le fait l'être conjoint pour ainsi dire de l’extérieur. Ces deux expressions se disent au sujet de Dieu : le Fils est dans le Père et Il est auprès du Père. Le fait d’être conjoint de l’intérieur, pour les Personnes divines, se rapporte à la consubstantialité; le fait d’être conjoint de l’extérieur — qu’on nous permette de parler ainsi, malgré l’impropriété de l’expression "de l’extérieur" quand il s’agit des réalités divines — ne se rapporte qu’à la distinction des Personnes, puisque le Fils ne se distingue du Père que personnellement. Et c’est pourquoi les deux prépositions signifient la consubstantialité dans la nature et la distinction des Personnes : la consubstantialité en tant qu’elles impliquent une certaine conjonction, la distinction des Personnes du fait qu’elles signifient une certaine séparation, comme on l’a dit plus haut
Mais dans désigne principalement la consubstantialité en tant qu’elle implique cette conjonction de l’intérieur, et la distinction des Personnes seulement comme conséquence, toute préposition impliquant un rapport entre deux réalités distinctes. Quant à la préposition auprès de, elle désigne certes la consubstantialité en tant qu’elle implique une certaine conjonction, mais elle désigne plus principalement la distinction des personnes en tant qu’elle implique une conjonction en quelque manière extérieure. Aussi l’Evangéliste, en ce passage, s’est-il servi de préférence de la préposition auprès de pour exprimer la distinction personnelle du Fils à l’égard du Père. Il a dit : ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, c’est-à-dire le Fils auprès du Père comme une personne auprès d’une autre.
46. Cependant il faut savoir que la préposition auprès de implique quatre significations, grâce aux quelles nous repousserons quatre objections.
En effet, cette préposition signifie d’abord, pour celui dont on dit qu’il est auprès de quelque chose, le fait de subsister. En effet on ne peut dire proprement que la blancheur est auprès du corps puisqu’elle ne subsiste pas; mais l’homme étant une réalité subsistante, on dit proprement que l’homme est auprès d’un autre homme. C’est pourquoi on ne peut dire au sens propre qu’une réalité est auprès d’une autre que lorsqu’il s’agit d’une réalité subsistante.
En second lieu, auprès de signifie indirectement l’autorité. En effet, il serait impropre de dire que le roi se trouve auprès du soldat, mais on dira que le soldat se trouve auprès du roi.
En troisième lieu, cette préposition implique une distinction. Il est impropre en effet de dire que quel qu’un se trouve auprès de lui-même, mais un homme est auprès d’un autre.
Enfin, auprès de signifie le fait d’être conjoint et d’être en communion. Quand nous disons de quelqu’un qu’il est auprès d’un autre, nous suggérons entre les deux le fait d’être en communauté.
Ces conditions impliquées par la signification de la préposition auprès de montrent l’à-propos avec lequel l'Evangéliste a joint l’affirmation ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU à la précédente : DANS LE PRIN CIPE ETAIT LE VERBE. En effet, mise à part l’une des trois interprétations de l’affirmation DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE — celle où par "Principe" on entend le Fils —, les deux autres, celle où DANS LE PRINCIPE signifie "avant toutes choses" et celle ou "Principe" est mis pour le Père, donnent lieu chacune à deux objections de la part des hérétiques, soit quatre en tout, auxquelles nous pouvons répondre au moyen de ces quatre conditions impliquées par la préposition
47. Voici la première difficulté : Tu dis que le VERBE ETAIT DANS LE PRINCIPE, c’est-à-dire avant toutes choses; mais avant toutes choses il n’y avait rien; où donc était le Verbe s’Il était avant toutes choses?
Cette objection provient de l’imagination de ceux qui se figurent que tout ce qui existe existe quelque part et dans un lieu. Mais Jean l’exclut en disant AUPRES DE DIEU, expression qui désigne le fait d’être conjoint, selon la dernière des conditions rapportées plus haut. C’est ainsi que l’entend Basile Où donc était le Verbe? L’Evangéliste répond AUPRES DE DIEU, c’est-à-dire non dans quelque lieu, puisqu’il n’est pas possible de L’enfermer dans des limites, mais AUPRES DU Père qui Lui-même n’est ni contenu dans un lieu, ni circonscrit d’aucune manière.
48. La seconde question des hérétiques est la suivante : Tu dis que LE VERBE ETAIT DANS LE PRINCIPE, c’est-à-dire avant toutes choses. Mais ce qui est avant toutes choses ne procède pas de quelque chose; ce Verbe ne procède donc pas d’un autre.
Cette objection est réfutée par les paroles : ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, où l’on entend AUPRES DE selon la deuxième signification, celle qui comporte autorité. Voici alors le sens, selon Hilaire Par qui est le Verbe s’Il est avant toutes choses? L’Evangéliste répond : LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, ce qui revient à dire : bien qu’Il n’ait pas de commencement de durée, le Verbe ne manque cependant pas d’un Auteur; en effet, IL ETAIT AUPRES DE DIEU comme auprès de son Auteur.
49. La troisième question se rapporte à l’autre interprétation, celle où" Principe" s’entend du Père. La voici : Tu dis DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE, c’est-à-dire dans le Père était le Fils. Mais ce qui est dans un autre ne subsiste pas; ainsi la blancheur qui est dans un corps ne subsiste pas par elle-même. Le Verbe n’est donc pas subsistant ni hypostase.
Cette objection se résout par les paroles : LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, en prenant AUPRES DE selon la première signification, qui comporte la subsistance dans la réalité dont on parle en premier lieu. C’est pourquoi, selon Chrysostome , le sens est le suivant : Le Verbe était DANS LE PRINCIPE, non comme un accident, mais Il était AUPRES DE DIEU, comme subsistant et hypostase.
50. Et voici la dernière question : Tu dis que LE VERBE ETAIT DANS LE PRINCIPE, c’est-à-dire dans le Père. Or ce qui est dans un autre n’est pas distinct de lui; donc le Fils n’est pas distinct du Père.
Mais cette objection se réfute par l’affirmation : ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, en donnant à AUPRES DE le sens de sa troisième signification, selon laquelle cette préposition suppose la distinction des Personnes. Le sens devient alors, selon Alcuin et Bède : LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, c’est-à-dire, Il était DANS le Père par consubstantialité de nature, de telle sorte qu’Il est cependant AUPRES DE DIEU, c’est-à-dire du Père, par la distinction des Personnes.
51. Ainsi, cette affirmation ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU montre, selon Basile, le fait, pour le Verbe, d’être conjoint au Père dans la nature; selon Alcuin et Bède, la distinction des Personnes; selon Jean Chrysostome, la subsistance du Verbe dans la nature divine; selon Hilaire, l’autorité de Principe dans le Père à l’égard du Fils.
52. Origène fait remarquer enfin que la parole : LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU montre que le Fils a toujours été auprès du Père. En. effet, dans l’Ancien Testament on lit, en de nombreux passages, que le Verbe, la Parole du Seigneur, a été adressé à Jérémie ou à un autre, mais on n’y lit pas que le Verbe de Dieu était auprès de Jérémie. En effet, ceux à qui la parole de Dieu est adressée commencent à la recevoir, et donc ils ne l’avaient pas auparavant. C’est pourquoi l’Evangéliste ne dit pas : LE VERBE a paru auprès de Dieu, mais ETAIT AUPRES DE DIEU, parce que, depuis que le Père existait, le Verbe était auprès de Lui.
53. Voici la troisième affirmation de Jean. Elle vient parfaitement dans la suite de son enseignement : en effet, il a dit quand était le Verbe et en qui Il était; il lui restait à s’enquérir de ce qu’Il était, ce à quoi il il répond en disant : ET LE VERBE ETAIT DIEU.
54. Mais, dira-t-on, il faut chercher à propos d’une chose ce qu’elle est, avant de s’enquérir de son lieu et de son temps; il semble donc que Jean ait renversé cet ordre en faisant connaître en premier lieu OU est le Verbe et QUAND Il existe.
A cette difficulté Origène répond par une distinction : dire que le Verbe de Dieu est auprès d’un homme, ou dire qu’Il est AUPRES DE DIEU, n’a pas le même sens. Il est auprès d’un homme pour le rendre parfait, car le Verbe de Dieu rend l’homme sage et fait de lui un prophète — La Sagesse (...) se répand dans les âmes saintes, elle en fait des amis de Dieu et des prophètes — ce qui veut dire que le Verbe illumine les prophètes par la lumière de la Sagesse. Mais on ne dit pas que le VERBE EST AUPRES DE DIEU comme s’Il donnait au Père sa perfection et sa splendeur; au contraire, le VERBE EST AUPRES DE DIEU de telle sorte qu’Il reçoit et obtient du Père d’être Dieu; et ainsi, c’est du fait qu’Il EST AUPRES DE DIEU, que le VERBE EST DIEU et c’est pourquoi il était nécessaire de montrer d’abord que le Verbe était DANS le Père et AUPRES du Père avant de dire qu’Il ETAIT DIEU.
55. D’autre part, cette expression LE VERBE ETAIT DIEU répond bien à deux questions qui surgissent des développements précédents. L’une vient du nom "Verbe". La voici : Tu dis que le VERBE ETAIT DANS LE PRINCIPE et AUPRES DE DIEU. Mais il est clair que le terme de "verbe", selon l’usage courant, signifie soit un certain mot, soit l’énonciation de ce qui est nécessaire, soit enfin la manifestation des mouvements de la raison; or ces verbes passent et ne subsistent pas, et l’on pourrait donc croire qu’il en est de même pour le Verbe dont parle l’Evangéliste.
Mais cette question est résolue par Hilaire de la manière suivante : ce qui a été dit plus haut exclut l’objection parce que, lorsque l’Evangéliste dit DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE, il est manifeste que "verbe", ici, n’est pas pris au sens du langage parlé; en effet le langage n’étant que dans un mouvement, on ne pourrait dire : DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE.
De plus, en disant ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, Jean donne à entendre la même idée. En effet la différence est assez claire entre être dans un sujet et être vers un autre. Notre verbe humain, parce qu’il ne subsiste pas, n’est pas vers nous, mais il est en nous. Au contraire le Verbe de Dieu subsiste et c’est pourquoi Il est vers le Père. Voilà pourquoi l’Evangéliste dit de manière précise LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU et, pour ôter tout prétexte à objection, il dit ensuite le nom et l’être du Verbe : ET LE VERBE ETAIT DIEU.
56. Une autre difficulté vient de l’expression AUPRES DE DIEU. Puisque AUPRES DE implique distinction deux réalités, on pourrait croire que LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, c’est-à-dire du Père, comme distinct de Lui en nature. Aussi, pour exclure cette erreur, l’Evangéliste ajoute aussitôt la consubstantialité du Verbe avec le Père : ET LE VERBE ETAIT DIEU, ce qui revient à dire : Il n’est pas distinct de la nature divine, mais le Verbe est Dieu Lui-même.
57. On doit remarquer aussi la manière spéciale dont l’Evangéliste s’exprime. Il dit LE VERBE ETAIT DIEU, utilisant le terme "Dieu" sans aucune adjonction. Il veut montrer par là que le Verbe n’est pas Dieu à la manière dont il est dit dans l’Ecriture que les créatures sont Dieu, mais qu’Il l’est purement et simplement et de manière absolue. En effet, bien que la Sainte Ecriture dise parfois d’une créature qu’elle est Dieu, cette attribution y est toujours soulignée par certaines additions. Ainsi Dieu dit à Moïse J’ai fait de toi le dieu de Pharaon pour indiquer à Moïse qu’il n’était pas Dieu, purement et simplement, comme l’est le Verbe de Dieu, mais qu’il était donné comme dieu au Pharaon pour le punir et libérer les fils d’Israël. De même, Dieu dit : J’ai dit : Vous êtes des dieux par le titre que je vous ai donné, non en réalité; car autre chose est être donné comme dieu et appelé dieu, autre chose être Dieu. Aussi le Verbe est-Il DIEU, sans adjonction, parce qu’Il est Dieu par son essence, et non par participation comme le sont les hommes ou les anges.
58. Il est bon de savoir qu’Origène s’est honteusement trompé au sujet de cette affirmation, et que c’est la manière grecque de s’exprimer qui occasionna son erreur. L’usage en grec, pour signifier une certaine distinction, est de mettre l’article devant le nom. Aussi, dans le texte grec de l’Evangile de Jean, aux passages : DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE et LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, les mots qui signifient "Verbe" et "Dieu" sont précédés de l’article, pour signifier la pré émir et la différence du Verbe par rapport aux autres verbes, ainsi que l’autorité de principe du Père dans la divinité. C’est pourquoi, dans le passage suivant LE VERBE ETAIT DIEU, le mot "Dieu" étant sans article dans le grec, Origène en a conclu — et là il blasphème — que le Verbe n’était pas Dieu par essence, bien qu’Il soit essentiellement Verbe, mais seulement par participation. Seul le Père serait Dieu par essence. Ainsi, Origène affirmait le Fils inférieur au Père.
59. Mais cela n’est pas vrai et Jean Chrysostome , pour le prouver, s’appuie sur deux textes de l’Apôtre montrant que le Christ est "le grand Dieu". D’abord un passage de l'Epître à Tite : Attendant la bienheureuse espérance et l’apparition de la gloire de notre grand Dieu et Sauveur, le Christ Jésus . Puis un passage de l’Epître aux Romains : D’eux les Patriarches est issu selon la chair le Christ, qui est au-dessus de tout, Dieu béni éternellement . En outre, en de nombreux passages, dans le grec, on n’appose pas l’article au nom "Dieu" quand il désigne le Père. De plus Jean a écrit : Nous sommes dans son vrai Fils, le Christ Jésus : Il est le vrai Dieu et la Vie éternelle . Le Christ est donc le vrai Dieu, et non Dieu par participation, et ce qu’Origène a imaginé est manifestement faux.
La raison pour laquelle l'Evangéliste n’a pas mis l’article à ce terme "Dieu", Jean Chrysostome nous la donne. Jean avait déjà deux fois nommé Dieu avec l’article; il n’était pas nécessaire de le mettre une troisième fois, il était sous-entendu.
On peut dire encore — et c’est mieux — qu’ici le terme "Dieu" est attribut et pris formellement. C’est d’ailleurs l’usage de ne pas mettre l’article devant les noms employés comme attributs, puisque l’article indique une distinction. Si au contraire le mot "Dieu" était alors sujet, il serait mis pour n’importe quelle Personne divine : le Père, le Fils ou l’Esprit Saint; et alors, en grec, il serait employé ici sans aucun doute avec l’article.
60. Voici maintenant la quatrième affirmation. Jean la pose à cause de la précédente. En effet, de cette proposition : LE VERBE ETAIT DIEU, ceux qui ne pensent pas avec vérité pouvaient tirer deux erreurs. L’une est celle des païens, l’autre celle des Ariens.
Les païens en effet affirment une pluralité et une diversité de dieux. Contre cela le Seigneur dit : Ecoute, Israël!, le Seigneur ton Dieu est le seul Dieu . Ils affirment aussi entre les dieux des volontés contraires. C’est ainsi que leurs fables racontent le combat de Jupiter et de Saturne et que les Manichéens imaginent deux principes contraires. Donc, comme Jean avait dit LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU et LE VERBE ETAIT DIEU, les païens pouvaient mettre en avant ces expressions pour soutenir leur erreur en y entendant qu’autre serait le Dieu auprès duquel se trouverait le Verbe, et autre le Verbe lui-même, qui serait d’une volonté différente ou contraire, ce qui s’oppose à l’enseignement de l’Evangile. Pour empêcher cette erreur, Jean dit : IL ETAIT DANS LE PRINCIPE AUPRES DE DIEU. Selon Hilaire cela revient à dire : j’affirme que le Verbe est Dieu, ce qui ne signifie pas qu’Il possède une divinité séparée, mais qu’Il est AUPRES DE DIEU, donc dans l’unique nature en laquelle est Dieu. De même l'Evangéliste a dit : ET LE VERBE ETAIT DIEU, mais pour qu’on ne comprenne pas que le Verbe et le Père auraient des volontés contraires, il ajoute : LE VERBE ETAIT DANS LE PRINCIPE AUPRES DE DIEU, c’est-à-dire auprès du Père, non divisé de Lui, non contraire, mais ayant avec Lui unité de nature et accord de volonté. Et cette union se fait par la communion de la nature divine dans les trois Personnes et par le nœud de l’Amour du Père et du Fils.
61. Quant aux Ariens , ils affirment que le Fils est moindre que le Père, à cause de ces paroles de Jésus : Le Père est plus grand que moi . Ils disent en effet que le Père est plus grand que le Fils par l’éternité et par la divinité de sa nature .
62. Cette erreur se réfute ainsi : Il y a, propres au "grand Dieu", deux attributs qu’Arius ne donne qu’au Père : ce sont l’éternité et la toute-puissance. Par conséquent, quiconque possède ces deux attributs est "le grand Dieu" et aucun n’est plus grand. Or l’Evangéliste les donne au Verbe; le Verbe est donc "le grand Dieu" et Il n’est donc pas moindre que le Père. En effet, Jean affirme l’éternité du Verbe par ces paroles : IL ETAIT DANS LE PRINCIPE AUPRES DE DIEU, Lui, le Verbe, de toute éternité et non pas seulement au commencement des créatures comme Arius pouvait le comprendre du fait qu’il est dit : AU COMMENCEMENT ETAIT LE VERBE. D’autre part l’Evangéliste attribue la toute-puissance au Verbe par les paroles suivantes : Tout a été fait par Lui .
63. Origène explique cette affirmation d’une manière assez belle. Pour lui, elle ne dit rien d’autre que les trois précédentes. En effet nous avons coutume, lors que nous avons suffisamment traité d’une matière et que nous passons à une autre, de résumer au terme, en guise de conclusion, ce qui a été dit, avant de passer à autre chose. C’est pourquoi, après avoir exposé la vérité sur l’être du Fils, l’Evangéliste, qui va mainte nant faire connaître sa puissance, rassemble dans cette unique affirmation, comme en un résumé servant de conclusion, ce qu’il avait dit dans les trois premières. Ainsi quand il dit : IL, Jean reprend la troisième; avec ETAIT DANS LE PRINCIPE, il reprend la première; enfin, avec AUPRES DE DIEU, il rappelle la seconde, afin que l’on comprenne, non pas qu’il y avait un Verbe qui était dans le Principe et un autre qui était Dieu, mais que ce VERBE qui était Dieu, ETAIT DANS LE PRINCIPE AUPRES DE DIEU.
64. Une réflexion judicieuse sur ces quatre affirmations montrera donc clairement qu’elles renversent toutes les erreurs des hérétiques et des philosophes.
Certains hérétiques, comme Ebion et Cérinthe , prétendirent que le Christ n’avait pas existé avant la Vierge Marie. Le disant pur homme, ils soutinrent qu’Il avait tiré d’elle le principe de sa durée, et que ce n’est qu’ensuite qu’Il avait mérité la divinité par ses bonnes actions Photin et Paul de Samosate les suivirent sur ce point.
Ces erreurs sont réfutées par l’Evangéliste quand il dit : DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE, c’est-à-dire avant toutes choses et dans le Père de toute éternité. Il n’a donc pas tiré son origine de la Vierge Marie.
Quant à Sabellius , il admettait bien que Dieu qui a pris la chair n’a pas tiré son origine de la Vierge Marie, mais qu’Il a existé de toute éternité; cependant il disait que la Personne du Père, qui est de toute éternité, n’est pas autre que celle du Fils qui a pris la chair de la Vierge Marie. Pour lui, le Père et le Fils étaient le même; ainsi il défigurait la Trinité des Personnes divines. Contre cette erreur l'Evangéliste a dit : ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU, le Fils auprès du Père, comme une Personne auprès d’une autre.
Eunome , par contre, nie toute ressemblance entre le Père et le Fils; mais la suite de l’Evangile le réfute par ces mots : ET LE VERBE ETAIT DIEU. Si en effet le Verbe est auprès de Dieu, c’est-à-dire du Père, et si le Verbe est Dieu, c’est-à-dire si le Fils est Dieu, le Fils est donc semblable au Père.
Arius enfin disait le Fils moindre que le Père, comme on l’a vu; l’Evangéliste exclut cela en ajoutant ces mots : IL ETAIT DANS LE PRINCIPE AUPRES DE DIEU, que nous avons expliqués tout à l’heure.
65. Le texte évangélique repousse encore toutes les opinions fausses des philosophes. En effet certains des philosophes les plus anciens, les "Physiciens", affirmaient que le monde n’a pas son origine dans une Intelligence, qu’il n’est pas le résultat d’une Idée, mais du hasard. En conséquence ils ne mettaient au principe, comme cause des réalités, ni Idée, ni h mais seulement une matière indéterminée : des atomes pour Démocrite ou, pour d’autres, des principes matériels de ce genre. Contre ces philosophes on lit dans l’Evangile : DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE, de qui, et non du hasard, les choses ont reçu leur principe.
Quant à Platon, il a fait des Idées de toutes les choses réalisées des Etres séparés, subsistant dans leurs propres n et par la participation desquels les réalités matérielles existaient. Pour lui, par exemple, c’est par "l’Idée" d’homme, "Idée" séparée qu’il appelait "l’Homme-en-soi", que les hommes étaient. Aussi, pour éviter que l’Idée par laquelle toutes choses ont été faites, tu ne la comprennes comme une Idée séparée de Dieu, comme le soutenait Platon, l’Evangéliste a ajouté : ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU.
D’autres Platoniciens, comme le rapporte Jean Chrysostome, imaginaient un Dieu Père, suréminent et premier, et plaçaient au-dessous de Lui une Intelligence dans laquelle ils disaient qu’étaient les Similitudes et les Idées de toutes les choses. Pour empêcher donc une - telle interprétation, selon laquelle le Verbe serait auprès du Père mais en dessous de Lui, et moindre que Lui, l’Evangéliste a ajouté : ET LE VERBE ETAIT DIEU.
Quant à Aristote, il a bien placé en Dieu les Idées de toutes les choses et affirmé qu’en Dieu l’intelligence, celui dont l’intelligence est en acte et ce qui est saisi par l’intelligence ne font qu’un. Cependant il a dit que le monde était coéternel à Dieu. Contre cette opinion nous avons la parole de l’Evangéliste : IL, c’est-à-dire le Verbe, ETAIT AUPRES DE DIEU, de telle sorte que ce IL n’exclut pas une autre Personne mais une autre nature coéternelle.
66. Remarquons encore dans ces affirmations de Jean une différence entre cet Evangéliste et les autres : il commence son Evangile d’une manière plus élevée. En effet, ils ont annoncé le Christ Fils de Dieu, né dans le temps : Comme Jésus était né à Bethléem... . Jean, lui, affirme qu’Il a existé de toute éternité : DANS LE PRINCIPE ETAIT LE VERBE Les autres rapportent son apparition subite parmi les hommes : Maintenant, ô Maître souverain, tu peux laisser s’en aller ton serviteur en paix, selon ta parole, car mes yeux ont vu ton salut que tu as préparé à la face de tous les peuples, lumière pour éclairer les nations et gloire de ton peuple Israël. Mais Jean dit qu’Il a toujours été auprès du Père : ET LE VERBE ETAIT AUPRES DE DIEU. Les autres l’appellent homme : Les foules glorifièrent Dieu qui avait donné un tel pouvoir aux hommes . Mais Jean affirme que Jésus est Dieu : ET LE VERBE ETAIT DIEU. Les autres ont dit qu’Il avait vécu au milieu des hommes : Tandis que les disciples se trouvaient en Galilée, Jésus leur dit... . Mais Jean affirme qu’Il a toujours été auprès du Père : IL ETAIT DANS LE PRINCIPE AUPRES DE DIEU.
67. Remarquons enfin que l’Evangéliste répète à dessein quatre fois ce verbe ETAIT pour montrer que le Verbe de Dieu transcende tous les temps, présent, passé et futur, autrement dit qu’Il est au-delà du temps, passé, présent ou futur, comme le dit la Glose sur ce passage.
Après s’être ainsi plongé dans l’abîme de
la Divinité, et après avoir décrit l’état éternel du Verbe de Dieu et son action intime, l’évangéliste, avant de
passer à un autre genre d’action du Logos, résume plus brièvement encore ce qu’il vient de dire. Une
quatrième proposition (verset 2) résume en les combinant tous les éléments compris dans les trois autres
(verset 1). - Il est un sommaire de la troisième proposition : ce Verbe-Dieu ; était au commencement
reproduit la première ; avec Dieu abrège la seconde. C’est une récapitulation pleine d’énergie.