Jean 6, 48
Moi, je suis le pain de la vie.
Moi, je suis le pain de la vie.
En effet, l’identification du Christ et de l’aliment
mystique donné par lui aux hommes va nous apparaître sous un aspect autrement noble et généreux dans la
dernière partie du discours, versets 48-59. Hélas ! pourtant, les plus sublimes paroles de N.-S. Jésus-Christ
sont livrées aux controverses des hommes, celles qui contiennent la promesse de la sainte Eucharistie comme
celles de son institution (voyez l’Évangile selon S. Matthieu). Au lieu d’expliquer avec la paix de l’esprit et
la reconnaissance du cœur, les commentateurs croyants sont donc forcés de s’arrêter ici, pour discuter et pour
répondre aux objections. Une simple note ne pouvant tout dire, nous renvoyons pour de plus amples détails
aux conférences magistrales du Card. Wiseman intitulées : La Transsubstantiation et la présence réelle du
corps et du sang de N.-S. Jésus-Christ dans la divine Eucharistie prouvée par l’Écriture (Migne,
Démonstration évangélique, t. 15, col. 1073 et s.) ; à Patrizi, Commentatio de Christo pane vitae, Rome,
1851 ; aux grands traités théologiques sur l’Eucharistie (Perrone, Rosset, etc.), et aux commentaires de Tolet,
Maldonat, Cornélius a Lapide. Voyez aussi d’excellentes indications dans Corluy, Comm. in Evangelium S.
Joannis, p. 157 et ss. de la 2è édit., et dans Keil, Commentar über das Evang. des Johannes, p. 270 et ss. -
Deux points appellent ici successivement notre attention : Est-il vraiment question de l’Eucharistie dans le
sixième chapitre de S. Jean ? A partir de quel endroit précis Jésus passe-t-il de la manducation par la foi à la
communion proprement dite ?
I. - 1° L’interprétation commune. Sur le premier point, qui est le plus grave des deux, la tradition
n’est pas absolument unanime ; c’est à peine néanmoins si l’on trouve quelques pères qui appliquent à la foi
en Jésus le discours tout entier. Tels sont Origène (Homil. in Levitic. 7, §5 et ailleurs), Eusèbe (De theol.
Eccl. 2, c. 12), S. Athanase (Ad Serap. 4, 19), S. Augustin (De doctr. Christ. 3, 16) ; et encore leurs textes
sont-ils plus ou moins obscurs, ou bien ils sont pris soin de se rétracter ailleurs, comme S. Augustin (Tract. In
Joan. 26, 15, et De civit. Dei, 20, 25). Les écrivains ecclésiastiques des premiers siècles regardent à une immense majorité la dernière partie de ce discours comme une preuve manifeste de la présence réelle du
corps et du sang de Jésus dans l’Eucharistie. Voyez, entre autres, S. Ignace martyr Ad Ephes. c. 20), S. Irénée
(Adv. Haer. 4, 28, 5 ; 5, 2, 2), Tertullien (De Oratione, 6), S. Cyprien (De orat. Domin., 18), S. Hilaire (De
Trinit. 8, 17), S. Cyrille de Jérusalem (Orat. Myst. 4, 3, 4), S. Basile (Moral. Reg. 21, 1), S. Jean
Chrysostome (Homil. 46 et 47), S. Ambroise (De sacram. 6, 1), S. Jérôme (Ep. 120, ad. Hebid.), etc. Tous les
interprètes du moyen-âge, à part Bérenger, ont suivi ce sentiment ; et la plupart des exégètes catholiques des
temps modernes se sont naturellement ralliés à leur tour au « consensus moralement unanime des Pères »
(Corlui), bien que le Concile de Trente (Sess. 21, cap. 1), à cause de la légère hésitation signalée plus haut,
ne les y ait pas obligés d’une façon rigoureuse (« C’est ainsi qu’on le comprend d’après les interprétations
diverses des saints Pères et des docteurs »). Et malgré l’opinion contraire des principaux fondateurs du
protestantisme, Luther, Zwingle et Calvin, d’assez nombreux calvinistes (Oster, Kahnis, Olshausen, Stier, F.
Delitzsch, Luthardt, Koestlin, Hengstenberg) ont eux-mêmes admis l’interprétation catholique ; car, écrit
l’un d’eux (Plummer, The Gospel according to St John, p. 146), « dans un cas de ce genre, qui requiert une
pénétration spirituelle et la tradition apostolique.., l’autorité des Pères a un très grand poids ». Bien plus, Karl
Hase, Strauss et d’autres rationalistes n’hésitent pas à admettre qu’au moins les versets 52 et suivants traitent
de l’Eucharistie. Ils ajoutent aussitôt, il est vrai, que c’est l’auteur anonyme du quatrième évangile qui a
introduit cette idée ; mais l’aveu a quand même son prix, puisqu’il prouve que tel est bien le sens manifeste
du texte.
- 2° Le texte considéré en lui-même. Rien de plus clair en effet que l’application de ces paroles de
Notre-Seigneur à la transsubstantiation et à la présence réelle, d’après les lois accoutumées du langage. Il
n’est pas possible, malgré l’affirmation opposée de nos adversaires, d’en atteindre la signification directe, à
plus forte raison d’en épuiser la portée, en les envisageant comme une simple continuation de l’idée qui
précède ; elles sont trop explicites, trop fortes, pour ne convenir qu’à la foi. « On ne comprend pas bien, à ce
point de vue (celui de la foi ), dans quel but Jésus donne à cette conception tout à fait spirituelle une
expression de plus en plus paradoxale, matérielle, et par conséquent inintelligible pour ses interlocuteurs. Si
c’est là tout ce qu’il veut dire, même dans les derniers mots d’entretien, ne semble-t-il pas jouer sur les
termes et scandaliser inutilement les Juifs » ? Godet, h.l. Remarquons bien que nous avons, à partir d’ici, une
phraséologie différente de celle qui a été employée précédemment, preuve que le sujet traité change aussi
d’une manière totale (Wiseman, l.c., col. 1182 et ss.). Plus haut, versets 32 et ss., la nourriture mystique
mentionnée par Jésus et à laquelle il s’identifiait était du pain, un pain donné dès ce temps-là par son Père ; il
s’agira bientôt (versets 53 et ss. ) de chair et de sang, de la chair et du sang du Fils de l’homme, qu’il
distribuera lui-même personnellement à ses disciples, quoique à une époque plus tardive ; et quiconque
refusera de manger cette viande, de boire ce breuvage, n’aura point part à son royaume, à sa vie.
Évidemment, ces expressions nouvelles entraînent une modification dans la pensée ; elles ne sauraient
désigner uniquement la foi, comme celles que nous venons d’étudier. Et qu’on ne vienne pas alléguer que le
langage du Sauveur, qui a été symbolique et figuré jusqu’ici, est encore symbolique et figuré ; car il est des
figures qui induiraient le public en erreur si elles n’étaient expliquées sur le champ, et telles sont celles
qu’emploie ici Jésus sans aucune explication, lui qui a commenté longtemps le symbole du pain relatif à la
foi. « Il est probable que dans aucune littérature, même dans celles de l’Orient où l’imagination est si
luxuriante, on ne trouverait un autre exemple d’un docteur qui désigne la réception de son enseignement par
une métaphore aussi étrange que celle de manger sa chair et de boire son sang. Il doit donc y avoir ici
quelque chose de plus ». Plummer, l.c. Ailleurs, en effet, manger la chair de quelqu’un équivaut à lui faire
du tort, le détruire (Cf. Ps ; 26, 2 ; Jac. 5, 3), significations qui ne sauraient convenir ici. En un mot,
l’interprétation littérale, obvie, est celle que l’Église catholique a toujours attribuée à ce passage, et nous
n’avons aucune raison suffisante de nous en écarter.
- 3° Le contexte nous conduit à une conclusion identique. Les auditeurs prennent tout à la lettre (verset 53),
et beaucoup d’entre eux, même dans les rangs des disciples (versets 61, 67), sont scandalisés, au point de se
séparer de Jésus. Que fait le divin Maître ? Au lieu de faire cesser d’un mot leur erreur, si c’eût été une
erreur, il réitère sa pensée à plusieurs reprises en employant les mêmes expressions qui les avaient tant
choqués. C’est donc qu’il savaient bien compris, du moins pour le fond.
- 4° Nous avons encore une excellente preuve dans la ressemblance qui existe entre les paroles de
l’institution de l’Eucharistie, Matth. 26, 26-28 et parall., et celles de la promesse. Le détail suivant est surtout
à noter. Luc, 22, 19 : « Puis, prenant du pain et rendant grâces, il le rompit et le leur donna, en disant : « Ceci
est mon corps, donné pour vous, faites ceci en mémoire de moi. » ; Joan 6, 52 : « Et le pain que je donnerai,
c’est ma chair, pour la vie du monde ». De part et d’autre, du pain transformé au corps sacré de Jésus, et
donné pour le salut des hommes. C’est donc du même mystère que le Seigneur parlait dans les deux
circonstances, avec la seule différence qu’il y a entre un projet d’avenir et sa réalisation.
- 5° Terminons par une induction. N.-S. Jésus-Christ avait prédit d’avance tous les grands événements de sa
propre histoire ou de l’histoire de l’Église, afin d’y préparer ses disciples : sa passion et sa mort, Matth. 10,
38 ; 16, 24 ; Joan. 3, 14, etc. ; sa résurrection et son ascension, Matth. 16, 21 ; Joan. 6, 62 ; l’institution du baptême, Joan. 3, 5 ; la primauté de S. Pierre, Joan. 1, 42 ; 21, 15 ; Matth. 16, 17 et ss. Ne serait-il pas bien
surprenant qu’il fût demeuré muet jusqu’à la fin sur le sacrement de son amour ? Comment s’expliquer aussi
le silence de S. Jean sur l’institution de la sainte Eucharistie ? Il la tait parce qu’elle avait été suffisamment
racontée par les synoptiques, et parce qu’il avait longuement exposé lui-même le discours de la divine
promesse.
II. ---- Il est donc parfaitement certain que Jésus a daigné promettre l’Eucharistie dans ce discours de
Capharnaüm, et il y aurait une suprême témérité à le nier ; toutefois, il y a quelque difficulté à indiquer
l’endroit précis où Notre-Seigneur passe du pain qui représente la foi au pain qui doit être un jour
transsubstantié en son corps et en son sang. D’après de graves et savants commentateurs (citons le P. Patrizi,
le Dr Schanz), Jésus ne parlerait de l’Eucharistie qu’à partir des versets 51 ou 52, quand il mentionne sa chair
pour la première fois. Nous préférons, à la suite du Card. Wiseman, placer dès le verset 48 le début de la
promesse. Le discours en effet semble recommencer ici : prenant pour point de départ une assertion
solennelle déjà présentée plus haut, verset 35, il s’élance rapidement vers un idéal supérieur. Ce n’est pas le
seul endroit où Jésus, par mode de transition, répète identiquement les mêmes paroles. « En S. Jean , 10, 11,
il dit : Je suis le bon Pasteur, et il s’étend alors sur ce caractère par rapport à lui-même, établissant un
contraste entre le mercenaire et lui… Au verset 14, il répète encore une fois les paroles : Je suis le bon
Pasteur, et les explique par rapport à ses brebis, en disant qu’elles l’écoutent et lui obéissent… De même, en
S. Jean, 15, 1, il commence son discours en disant : Je suis la véritable vigne, puis il applique la figure
négativement au sort de ceux qui ne sont pas unis à lui ; ensuite, au verset 5, il répète les mêmes mots et les
explique positivement des fruits produits par ceux qui demeurent en lui. Il en est de même exactement dans
notre passage : Notre-Seigneur, après avoir parlé de lui comme pain, Je suis le pain de vie, et s’être étendu
sur cette pensée en tant qu’il est la nourriture spirituelle de l’âme par la foi, emploie la même forme de
transition pour se comparer au pain dans un autre sens, en tant que sa chair est réellement notre nourriture ».
Wiseman, l.c., col. 1179. L’éminent cardinal s’appuie encore, pour établir une coupure après le verset 47 et
non après le 50e, sur le parallélisme poétique qui rend inséparables les versets 48-52. Rien de plus facile à
constater que ce parallélisme, et que la cohésion intime des pensées reliées par lui.
v. 48, 49 v. 50 v. 51
1. Je suis le pain de vie. 1. Voici le pain 1. Je suis le pain vivant
2. Vos pères ont mangé la manne
(le pain du ciel, versets 31 et 32)
dans le désert ;
2. qui est descend du ciel 2. qui suis descendu du ciel.
3. et ils sont morts. 3. afin que si quelqu’un en mange
il ne meure pas.
3. Si quelqu’un mange de ce pain,
il vivra éternellement ; et le pain
que je donnerai, c’est ma chair,
pour la vie du monde.
Assurément, tout se tient ici et ne saurait être disjoint sans gâter l’admirable parallélisme et la délicate
progression des pensées. - Je suis le pain de vie. C’est tout à fait la même parole qu’au verset 35 pour ce qui
est de la forme extérieure ; mais le sens est bien différent, ainsi que Jésus va l’expliquer.
C’est sur cette harmonie des deux Testaments (cf. DV 14-16) que s’articule la catéchèse pascale du Seigneur (cf. Lc 24, 13-49), puis celle des Apôtres et des Pères de l’Église. Cette catéchèse dévoile ce qui demeurait caché sous la lettre de l’Ancien Testament : le mystère du Christ. Elle est appelée " typologique " parce qu’elle révèle la nouveauté du Christ à partir des " figures " (types) qui l’annonçaient dans les faits, les paroles, et les symboles de la première Alliance. Par cette relecture dans l’Esprit de Vérité à partir du Christ, les figures sont dévoilés (cf. 2 Co 3, 14-16). Ainsi, le déluge et l’arche de Noé préfiguraient le salut par le Baptême (cf. 1 P 3, 21), la Nuée et la traversée de la Mer Rouge également, et l’eau du rocher était la figure des dons spirituels du Christ (cf. 1 Co 10, 1-6) ; la manne au désert préfigurait l’Eucharistie, " le vrai Pain du Ciel " (Jn 6, 48).
La Pâque du Christ comprend aussi, avec sa passion et sa mort, sa résurrection, comme le rappelle l'acclamation du peuple après la consécration: « Nous célébrons ta résurrection ». En effet, le Sacrifice eucharistique rend présent non seulement le mystère de la passion et de la mort du Sauveur, mais aussi le mystère de la résurrection, dans lequel le sacrifice trouve son couronnement. C'est en tant que vivant et ressuscité que le Christ peut, dans l'Eucharistie, se faire « pain de la vie » (Jn 6, 35. 48), « pain vivant » (Jn 6, 51). Saint Ambroise le rappelait aux néophytes, en appliquant à leur vie l'événement de la résurrection: « Si le Christ est à toi aujourd'hui, il ressuscite pour toi chaque jour ». Saint Cyrille d'Alexandrie, quant à lui, soulignait que la participation aux saints Mystères « est vraiment une confession et un rappel que le Seigneur est mort et qu'il est revenu à la vie pour nous et en notre faveur ».